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Troisième édition. Librairie Plon, Paris, sans date (déposé au ministère de l’intérieur en 1919).
Pendant la guerre Gaston TOP est affecté au 3e Groupe du 27e R.A.C. (Régiment d’artillerie de campagne). Il fera campagne jusqu’en février 1916, mais son journal ne couvre que la période du 1er août 1914 au 13 mai 1915. Cet ouvrage, très complet, est l’un des plus intéressant témoignage laissé par un médecin.
Son parcours passe par Roucy…
Pages 71 – 72 (1er septembre 1914) :
« Nous traversons Gizy-les-Eppes, Festieux, Pontavert où le camarade Mullard tombe frappé d’insolation. Nous couchons à Guyencourt où nous mangeons chez une petite Parisienne, femme d’un employé de chemin de fer du Bourget qui est venue chercher sa mère pour l’emmener à Paris, loin des Boches. Cela nous fait à tous plaisir de retrouver ici la grâce et le parler de la Parisienne, de la femme qui incarne le mieux la Française et la France.
2 septembre, mercredi. - On remet en batterie à 1 500 mètres au sud de Jonchery dès 6 heures du matin. Dans Guyancourt, que nous venons de quitter, les uhlans sont aux prises avec notre arrière-garde. Le gros Ruoltz, brigadier maréchal à la 8e batterie, accourt à moi tout pâle ; un cheval l’a mordu au téton gauche et il me dit gravement : « Si je n’avais pas été aussi gros, il aurait pu me serrer le cœur et me faire mourir !... » C’est son jour de déveine. Plus loin son cheval marche sur un nid de guêpes et il en est immédiatement entouré, au grand plaisir des copains qui se « tordent », pendant qu’à 300 mètres les batteries crachent la mort sur l’ennemi de plus en plus menaçant. Itinéraire : Bouvancourt, Montigny-sur-Vesle, Jonchery, Timery, Poilly ! »
Pages 119 -120 :
« 19 septembre, samedi. – Nuit terrible, il pleut, il pleut, notre manteau en est percé. Partis de Reims à 14 heures, nous arrivons à minuit dans un chaume où l’on aperçoit quelques meules. Il fait noir, il pleut, c’est ici qu’il faut dormir ! Nous cherchons une meule, Delobel, les cuistots et moi ; nous nous enfonçons mouillés dans le fumier pour nous réveiller à 4 heures dans un véritable purin, les épaules ankylosées, les pieds glacés. On est obligé d’allumer pour se sécher cette paille mouillée qui dégage une fumée âcre et qui fait tousser. Nous saurons plus tard que nous avons fait là une imprudence grave. Nous sommes en effet en pleine vue de Craonne et si le brouillard avait été moins intense, nos grands feux clairs nous auraient attiré d’autres feux moins agréables. Nous apercevons à 200 mètres un village (Concevreux) et allons déjeuner chez le maire M. Renard, à qui les Allemands ont laissé un bon de réquisition pour douze œufs, oubliant, les bons apôtres, d’en faire un pour les dix chevaux et l’automobile qu’ils enlevaient en même temps. »
Pages 120 - 121 :
« Du petit bois de sapins qui domine notre « wigman », nous assistons à la « bataille des géants ». Nos batteries sont en position à 300 mètres en avant de nous, derrière Concevreux, avec mission d’interdire à l’ennemi tout mouvement en avant sur Pontavert. En face, s’élèvent le plateau de Craonne avec le moulin de Blücher (tout cela est boche), en travers l’Aisne et le canal latéral à l’Aisne. On ne voit personne sur le champ de bataille, c’est la caractéristique de la guerre moderne, on se terre, on se cache, car tout homme vu est un homme mort ! Sur le plateau, des milliers d’obus éclatent, faisant vibrer l’air sans discontinuer ; de temps à autre, mousqueterie, mitrailleuse ; où nous sommes, sécurité absolue, on se croirait aux manœuvres. Nous regardons avec respect cette immense crête qui nous domine et nous écrase, où se battirent, il y a très exactement cent ans, à coups de biscaïens et de balles ardentes, les grognards de Napoléon et les soldats du vieux Blücher. Il est des lieux et des dates fatidiques ; c’est ici qu’on les rebattra !
La position est formidable et les Boches s’y sont, paraît-il, formidablement retranchés. Un vieux moulin à vent la domine, on l’appelle encore dans le pays « le moulin de Blücher ». A la gauche de ce moulin, il y a un grand hangar qui semble être le point de mire de notre artillerie. Chaque minute lui amène un obus et nous le voyons entrer peu à peu en déliquescence, pour finir dans une fumée compacte !
Entre le plateau et nous, les villages blancs éclatent au soleil, avec leurs églises ardoisées, étendant par-dessus tout la croix, la croix du maître, du Dieu mort pour tous les hommes, et qui a ordonné : « Aimez-vous les uns les autres, tous les hommes sont frères. » Les convois de blessés passent !... »
Page 125 :
« Nous passons dans Concevreux, traversons l’Aisne sur un pont de bateaux pour aller nous installer à la lisière du bois de Beau-Marais, à un kilomètre à l’ouest du château de Pontavert ! Des « gros noirs » sont tombés la veille dans le champ où nous devons bivouaquer et il y a d’énormes trous qui rappellent leur passage. Le poste de secours du 73e qui y était installé dut en démarrer au galop ; seul, l’ordonnance du médecin chef Gautier a été tué ! L’obus qui le frappa, creusa sa tombe ; le cheval du médecin-major a été blessé lui aussi et il est là, campé raide sur ses jambes comme un cheval de bois : des éclats d’obus dans les membres l’empêchent de se coucher et de faire un pas ! Le « toubib équestre», ainsi dénommons-nous Delobel, trouve un moyen héroïque pour le guérir ; il lui tire une balle de revolver dans la tête et la pauvre bête s’écroule, pendant que son maître se détourne, la face crispée ! On s’y attache à ces nobles bêtes et plus on va, plus on admire le courage de ces chevaux mal nourris, mal pansés, mal abrités qui marchent quand même, et qui marchent jusqu’au bout, ne refusant leurs services à l’homme qu’à leur dernier souffle… »
Pages 148 - 149 :
« 11 octobre, dimanche. – Je reviens de la messe à Roussies* et je respire plus librement. Je suis heureux d’avoir pu quelques instants constater qu’il y avait encore, au milieu de la barbarie ambiante, des endroits où les hommes s’élevaient jusqu’à Dieu par la prière, qu’une morale restait debout au milieu de tous ces décombres, qu’une loi d’amour subsistait dans cet épanouissement des haines. Des capitaines du 127e, des majors, des soldats couverts encore de la boue des tranchées sont là, priant le Tout-Puissant, Dieu des batailles, et l’on voit, devant la Vierge au doux sourire, déshabituée de tels hommages, de vieux briscards agenouillés et qui l’implorent avec une ferveur de nonnes !
Je reviens doucement à travers champs, à travers bois, jouissant du soleil et de la vie ; la journée est splendide, le ciel a la couleur du manteau de la Vierge, des bandes de perdrix s’envolent de tous côtés, et la queue blanche d’un lapin qui fait l’école buissonnière, apparaît, puis disparaît au milieu des luzernes hautes ; tout est chanson, tout est espoir, tout est bonheur, et l’on se tue là-bas !
Une bonne surprise m’attend à Concevreux. C’est la photographie de mes deux chers petits et je suis heureux, si heureux, et je les baise longuement, pieusement ! Quand pourrai-je les mettre sur mes genoux, les embrasser à deux grands bras. Quand ? Quand ??
Comme on s’aimera mieux alors !! »
Pages 150 – 151 :
« 15 octobre, jeudi. – Il a plu toute la nuit. A 5 heures, M. Rogé, notre hôte, vient me réveiller ; il y a là à côté un émigré de Pontavert bien malade, il voudrait voir le médecin ! Je me lève et trouve, dans une maison basse et sale, autour d’un feu morne qui fume, une quinzaine de personnes, mâles et femelles, serrées sur un banc. Dans un bois de lit rempli de paille, un vieux râle ! ils sont là exactement dix-huit personnes de Pontavert couchant, nichant sur la paille, dans la cave, dans les greniers ! Et de quoi vivez-vous, fais-je à une jeune femme assez élégante dans un grand peignoir et si pâle ! elle me montre du pain de son qu’un chien ne mangerait pas ! De ça fait-elle, et des os que laissent les soldats ! Est-ce assez terrible, cette femme frêle qui a un enfant, dont le mari est à la guerre et qui est obligée de mendier un os pour ne point mourir de faim, comme une chienne !
Le soir, en face de la maison de mon vieux malade, j’assiste à la « nouba » des tirailleurs sénégalais arrivés hier ! Ils sont là trente grands noirs dans une cour, claquant des dents, autour d’un maigre feu, il fait humide, il fait froid ! ils se réchauffent en grelottant ; ils sont mornes et tristes. Mais, soudain, une petite flûte aigre et criarde se fait entendre et tout se transforme ! Les faces instantanément se sont déridées, montrant des dents blanches ! Un « artiste » a employé un bidon d’essence dont il a fait un tam-tam et il scande la mesure monotone de la flûte : dedeledeboum, deubdeboum ! Quelques noirs se sont dressé et sautent lourdement dans la cour ; les autres fixent le feu comme en extase, l’âme emportée par cette musique triste et plaintive, fruste comme leur cœur, de cette région brumeuse vers le soleil de leur pays, vers la case lointaine qui abrite leurs amours. Dedeledeboum ! Mais soudain un officier paraît, « barca la mousica », et tout redevient morne. C’est la chair à canons, la pauvre chair à canons sur laquelle on passera pour donner l’assaut à la cote 91 ! Comme dit froidement le capitaine Lefebvre : ils nous feront la trouée à 30 ou 40 000, et nous passerons derrière eux !!! »
Page 156 :
« 21 octobre, mercredi. – Nous montons le soir sur la butte de la route de Roussy* pour voir le champ de bataille du côté de Berry-au-Bac ! Du haut l’aspect est féerique ; toutes les deux minutes l’horizon est illuminé par les fusées que lancent les Boches, des projecteurs énormes balaient le lointain. On entend une pétarade fantastique, une fusillade incessante, et l’on se représente les malheureux fantassins debout dans leurs tranchées, épaulant, tirant, fiévreux, fous, sans rien voir, devant eux, dans le trou noir, où ils soupçonnent des mouvements ! On n’ose penser qu’il y a là des blessés qui se tordent dans la boue infecte de la tranchée, dans les excréments et le fumier.
22 octobre, jeudi. – A la batterie d’Hudlist, sur la route de Pontavert à Berry-au-Bac, nous dégustons un brochet tué la veille par un obus boche qui a éclaté aux pieds de la batterie, dans le canal. Ils ne savent donc pas que la pêche à la dynamite est interdite, ces sauvages !... »
Page 158 :
« 27 octobre. – A une heure, comme nous faisons la classique manille, bing, un obus : bing, encore un ! Un de nos carreaux s’est fendu avec un bruit qui nous va au cœur, mais nous continuons, crânant, criant plus fort à chaque sifflement : « Manille de cœur, roi de trèfle. » Un planton accourt me chercher ! Deux de mes hommes de la 9e ont été touchés et un jeune homme de vingt ans du pays, qui a cinq frères soldats, est en train d’agoniser. Dérision cruelle, les frères qui sont à la guerre en reviendront peut-être et lui se meurt ! Il expire une heure après à l’ambulance de Roussis*.»
Pages 194 – 195 :
« 9 décembre, mercredi. – Je suis allé à cheval à Roussies*, donner une larme et une prière à la tombe de mon ami le sergent Vauban, mort à l’ennemi, une balle en plein crâne ! C’est, dans le cimetière, un petit tumulus surmonté d’une croix. Sur la croix, un nom : « Sergent Vauban », avec une petite couronne en métal : « A mon cousin » ; puis une autre qui fait venir les larmes aux yeux : une pauvre petite couronne de joncs et d’herbes que des mains maladroites et pieuses ont tressée et liée d’une corde ! Pauvre Vauban ! Pauvre grand beau garçon plein de courage, plein d’avenir, plein de santé et de joie ! Pauvres parents ! Hélas ! elles sont nombreuses les tombes ! Colonel Legros, lieutenant Henri Legay, et d’autres qui n’ont pas même un nom, pas même une croix et c’est plus triste ! Un brave vieux menuisier de Berry-au-Bac a compris l’angoisse des mères qui chercheront après la guerre les traces de leurs morts ! Ne pouvant donner son sang pour la patrie, il donne sa sueur pour ceux qui sont morts pour elle. Il est resté seul de la population civile dans ce village où les balles sifflent constamment, nourri et hébergé par la troupe, il passe ses jours, ses nuits à confectionner d’humbles petites croix de bois sur lesquelles il trace avec des soins pieux les noms des pauvres disparus ! Brave homme, sois béni des mères ! Grâce à toi elles sauront, « pour prier, où poser les genoux » ! »
Pages 194 – 195 :
« 10 décembre, jeudi. – Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. L’ambulance de X… vient d’être portée à l’ordre du jour de la division, X… est à 2 kilomètres derrière nous. Depuis deux mois, l’ambulance se laissait doucement soigner par les bonnes sœurs de l’hospice, buvant sec, dormant bien et faisant, faute de mieux, des parties de cartes à perdre haleine, quand les Allemands eurent la malencontreuse idée de venir troubler la fête qui devenait chronique ! Quarante obus arrivèrent sur le village, dont un dans la cour ou plutôt dans le jardin de l’ambulance qui partit illico et ne s’arrêta qu’à Ventelay, bien abritée derrière une crête.
Conclusion pour les Allemands : quarante obus sans résultat.
Conclusion pour l’ambulance : citation à l’ordre du jour ! Quatre croix de guerre, dont une pour le médecin chef qui n’était même pas à l’ambulance au moment du bombardement ! « Grotesque et odieux, me disait Darteweld, pour les médecins d’infanterie qui reçoivent cent obus par jour et qu’on n’encourage pas ! Grotesque et odieux surtout pour les pauvres fantassins, deux fois blessés déjà dans des assauts à la baïonnette et dont il n’est pas fait mention. – C’est toujours la même histoire, mon pauvre vieux ! Il y aura toujours :
Des petits, des obscurs, des sans grade
Qui marcheront fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations
qui auront souffert et ne se seront battus, comme Flambeau,
Que pour la gloire… et pour des prunes !
Ceux-là mériteront tout et n’auront rien. – Si mon vieux, ils auront tout de même quelque chose, ils n’auront pas la croix de guerre, mais ils auront… la croix de bois ! Faut-il rire ; faut-il pleurer ? – « Il faut se dépêcher de rire », disait cet épicurien de Figaro qui était presque un confrère !
Et pourtant… ? Croix d’honneur ? croix de guerre ? croix de bois ?... Quelle est la plus belle, quelle est celle que tous saluent chapeau bas, bien bas ?... »
* Roucy