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Roland DORGELES. Le cabaret de la Belle Femme.
(Albin Michel.1928)
Le Cabaret de la Belle Femme ! Un nom qui les faisait rêver, les poilus, sevrés d'amour ou tout simplement de féminité, au long des nuits de la guerre... Mais quand ils y parvinrent, pour une fois volontaires de bon coeur, afin de repérer et occuper la position, il n'y avait plus qu'un tas de gravats et de tuiles brisées.
Le romancier des Croix de bois, un des classiques de la Grande Guerre, nous raconte ici la guerre au quotidien, sans grandiloquence. Parfois humoristique, parfois ému, souvent désenchanté, Roland Dorgelès s'intéresse peu aux idées générales, à l'Histoire avec majuscule. Il s'intéresse à l'homme, à l'humanité ordinaire, à ses misères, ses cocasseries, ses petitesses et quelquefois sa grandeur.
Pages 28 - 29:
« Ah ! les belles du front…
Je vous ai pourtant connues, lorsque j’étais là-haut, mais je n’ai pas su vous voir, et à présent un cuisant regret me point d’avoir passé si près de l’aventure sans la saisir, si près du bonheur sans le comprendre.
L’amour, c’était peut-être vous, belle épicière de Roucy, aux joues luisantes et rouges comme des pommes, qui poursuiviez à votre caisse un rêve nostalgique de corsages en tussor et de triple extrait de lilas blanc. S’écrasait-on dans votre boutique ! Combien de boîtes de conserves achetées pour vous plaire, de livres de chocolat, de savons, de fromages ! Oublierez-vous jamais tous ces adorateurs élégamment boudinés dans leurs capotes sales, qui vous soufflaient dans le cou des madrigaux de gorille ? J’étais du nombre, madame…
Je me souviens d’un camarade qui pour vous approcher, vous séduire sans doute, dépensa chez vous, en quatre jours de repos, ses mandats de tout un mois. Son escouade eut du cassoulet et des tripes à manger pour six semaines, mais lui, le cœur brisé, n’y toucha pas : il leur trouvait comme un goût. »
Page 40 :
« Les belles du front étaient vertueuses : elles l’étaient toujours avec le biffin, et, vrai, elles n’avaient guère de mérite à nous résister. On ne sait pas comme il est difficile de plaire aux femmes quand on a pour s’endimancher une veste déteinte qui vous arrive aux fesses, des molletières effilochées et des brodequins à clous.
- Alors, jamais une aventure au front, pas une amourette, rien ?
- Non, jamais… Ou si, peut-être… Mais c’est si peu de chose, que j’ai bien peur de déchirer ce mince souvenir, rien qu’en ouvrant mon médaillon.
Mon amie : une petite campagnarde que j’avais connue sur les bords de l’Aisne, dans un pauvre village où nous allions au repos. Elle n’était pas vilaine et se croyait jolie, abusée par tous ces soldats qui le lui avaient dit. C’était une nature d’élite, dont le seul rêve était de mal tourner. Elle voulait tout quitter, ses parents, sa chèvre, sa maison, pour chercher fortune à Paris. Elle n’hésitait que devant le premier pas, et comme je n’insistais guère pour le lui faire franchir, notre amour ne se dépensa jamais qu’en paroles choisies. »
Page 41 :
« Puis, il fallut se séparer : ma division changeait de secteur. Un soir, le long d’une haie de genévriers, nous nous dîmes adieu. La nuit était piquée de tant d’étoiles qu’on eût dit qu’elle criblait de l’or dans son van bleu.
- Je ne veux pas que vous m’oubliez, me dit ma petite amie, les yeux au ciel. Alors, tous les soirs, à dix heures, nous regarderons la même étoile pour penser l’un à l’autre.
Aussitôt, le nez levé, les doigts mêlés, nous cherchâmes notre étoile. Nous en choisîmes une, dans le voisinage du Chariot de David, pas trop petite, mais pas trop grosse : on l’eut dite faite pour nous. »
Page 42 :
« Bien des mois ont coulé sur ma modeste idylle, puis des années… Et pourtant, certains soirs, à la campagne, lorsque j’entends sonner dix heures, il m’arrive encore de lever les yeux vers le Chariot de David, et, cherchant une étoile que je ne retrouve plus, je pense en souriant à la bergère de Concevreux, une bergère sans houlette qui ne gardait qu’un troupeau d’oies. »
Pages 210 à 212 :
« Il promenait dans la tranchée une indifférence si majestueuse, il participait aux opérations de son régiment avec un air si poliment excédé, que cela inspirait un découragement général. On eût dit, vraiment, qu’il se trouvait là par erreur et quand le caporal lui demandait de prendre la veille, il avait une telle façon de sursauter et de répondre : « Comment dites-vous ? » en ouvrant des yeux étonnés, que l’autre en écumait, comme pris du haut mal.
Son bataillon donnait en première vague le matin de Craonne. A peine avaient-ils parcouru trois cents mètres d’une course haletante, courbés, fusil au poing, qu’ils durent se terrer, pris en écharpe par des mitrailleuses soudainement démasquées.
Par grappes, ils s’entassèrent au fond des entonnoirs, abasourdis par les 105 et les 130 qui grêlaient. Trop éprouvés pour soutenir une contre-attaque, ils se voyaient déjà morts ou prisonniers, quand, dans la fumée des éclatements, ils aperçurent les chasseurs à pied qui chargeaient pour les dégager. Tous se redressèrent, anxieux, suivant l’avance des Diables noirs qui venaient les délivrer : le poète seul ne parut pas attacher d’importance à cette démonstration. Tendant simplement son long cou de cigogne, il s’informa le plus poliment du monde en fixant son monocle :
- Où vont ces messieurs ?
Les copains ahuris ne trouvèrent rien à lui répondre. Après une seconde préparation d’artillerie, ils tentèrent un nouveau bond, et ce fut une lutte atroce qui dura deux jours, un combat insensé sans ennemis devant soi, les vagues successives clouées sur place à coups d’obus, comme les chouettes aux portes des granges.
Jean de Crécy-Gonzalve en revint fourbu, et surtout écoeuré.
- Non, ma place n’est pas là, déclara-t-il résolument en débouclant son sac.
Cette fois, sa décision était bien prise : il ne monterait plus aux tranchées. A peine au cantonnement, il alla voir le sergent infirmier, auquel il dut promettre de faire éditer ses vers chez François Bernouard, sur papier vergé, avec des bois de Dufy, et le lendemain, au rapport, on apprenait que Jean de Crécy-Gonzalve passait à la musique, en remplacement du flûtiste qu’on venait d’évacuer.
Le poète savait-il jouer de la flûte ? Personne au régiment n’en a jamais rien su, car le jour même de sa nomination, il était tué d’une balle de shrapnel en pleine poitrine, comme il lisait André Chénier, adossé à une meule. Et lui qui disait, prophétique, « ma place n’est pas là », en trouva une qu’il eût aimée, au petit cimetière de Roucy, toute bordée de muguet vert, avec un églantier pour masquer sa croix nue.
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Roland DORGELES. Les croix de bois.
(Le Livre de Poche. Juin 2008)
Les Croix de bois, chef d’œuvre de Roland Dorgelès, engagé volontaire, est un témoignage exceptionnel sur la Première Guerre mondiale.
Avec un réalisme parfois terrible mais toujours d’une généreuse humanité, la vie des tranchées nous est décrite dans toute son horreur et aussi sa bouffonnerie, son quotidien et ses moments d’exception.
Pages 109-110 :
« Dans l’eau verdâtre, qui frissonnait à peine, les hauts peupliers plongeaient jusqu’à leur cime, comme s’ils avaient encore cherché du ciel dans l’eau tranquille. Une grosse péniche dormait près de la berge, couchée sur le côté. Ses planches arrachées laissaient voir la cale vide, entre ses énormes côtes de bois, et l’on se demandait comment cette carcasse de baleine était venue s’échouer si loin.
La rivière froufroutait, en se brisant sur les bateaux du pont. C’étaient de ces petites barques, vertes ou noires, de pêcheurs, qu’on mène d’une rame indolente, les beaux dimanches d’été. A l’avant de la plus fraîche, peinte en blanc, on lisait un nom : « Lucienne Brémont. Roucy.» un éclat d’obus l’avait blessée au côté.
Tout le long de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou de branches croisées, regardaient l’eau couler. On en voyait partout, et jusque dans la plaine inondée, où les képis rouges flottaient, comme d’étranges nénuphars.»
N.B. : C’est près de Roucy que Roland Dorgelès a trouvé le titre de son ouvrage. Il l’explique dans un autre de ses ouvrages, Bleu horizon :
« Puis, un jour que notre régiment remontait aux tranchées – c’était dans l’Aisne, je m’en souviens – une sorte d’apparition m’a bouleversé. Nous nous dirigions vers Pontavert par les champs en friche et les hameaux déserts et, ployé sous le sac, perdu dans la poussière, je regardais ces tombes de soldats dont la route était jalonnée. Toutes pareilles : une bouteille au pied, pour retrouver le nom, et une cocarde au cœur, ainsi que les conscrits.
Plus nous nous approchions des lignes, plus il y en avait. On eût dit que tous les morts de la plaine étaient accourus pour nous souhaiter bonne chance. Ils se pressaient le long du talus, agitant leurs képis, brandissant des feuillages, et j’eus soudain le sentiment que, penchés sur nos rangs, ils y cherchaient déjà ceux qui allaient les rejoindre.
Je n’ai pas frissonné. Je n’ai pas pensé à moi : peut-être croyais-je à ma chance… mais en regardant d’un côté toutes ces croix dont les mains se joignaient, et de l’autre tous ces jeunes hommes qui portaient au poignet ou au cou leur plaque individuelle pour permettre de reconnaître leur cadavre, j’ai brusquement compris que morts et vivants ne formaient qu’une seule armée sous un unique emblème : des croix de bois.
Mon livre avait trouvé son nom. »
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Roland DORGELES. Je t’écris de la tranchée.
(Albin Michel. Décembre 2003)
Lettres de Roland Dorgelès à sa mère et à Mado, son grand amour, pendant le Première Guerre mondiale.
Présentation par Frédéric Rousseau.
« La première (partie de cette correspondance) couvre l’année que Roland passe dans l’infanterie du 30 août 1914 au 7 septembre 1915, c’est-à-dire depuis son engagement, d’abord au 74e régiment d’infanterie à Rouen, puis au 39e R.I., jusqu’à l’obtention de sa première permission*. La seconde court depuis l’automne 1915 jusqu’en 1917. A ce moment-là, Roland n’est plus directement exposé au feu. Devenu élève pilote, son extrême maladresse le conduit à terminer la guerre comme inspecteur de l’aviation. »
* les 74e et 39e R.I. étaient attachés à la 5e division d’infanterie du général Mangin...
« 13 février 1915
Je suis au moulin de Cauroy. La seule ferme de la région que les obus aient épargnée. Je t’écris devant la fenêtre, au pied de laquelle coule le ru bourbeux. Devant moi, la plaine, la grand plaine marécageuse, trouée d’obus. Triste décor, haché d’une pluie terrible que le vent chasse par paquets. Et cependant je suis presque heureux. Pense donc, je suis dans une maison, assis sur une chaise, avec une porte qui ferme, un poêle qui ronfle ! Etre dans une maison c’est à cela que rêvent tous les hommes dans la boue de leurs gourbis. Ceux-ci sont inhabitables, l’eau y tombe à torrent. Et pourtant on y vit… »
« 14 avril 1915
Nous avons quitté notre moulin hier à 10 heures et sommes arrivés vers 2 heures.
Par cette douce nuit, la marche n’était pas trop désagréable, surtout sans sac.
Ce petit village est rempli de soldats. Après déjeuner nous repartons et arriverons à notre nouveau cantonnement à la tombée du jour. Nous aurons fait un crochet terrible pour couvrir quelques kilomètres. »
« 15 avril 1915
Tout va bien. On s’est battu sans nous (ferme du Choléra, ferme d’Alger), sommes arrivés trop tard. Une tranchée allemande enlevée. Pourtant, bon sang, nous avons marché. Nous sommes en plein bois, à 10 km de toute maison. Les boches à 15 mètres de nos premières tranchées. Une vie d’un cocasse ! Des sauvages. »
« Pour notre première journée : pas à manger, pas à boire, pas de lettre. Ça va… »
« 16 avril 1915
Ma chère petite mère,
Nous sommes ici dans un véritable pays de cocagne. Rien ne nous manque pour être heureux : pas même l’artillerie, que nous ne regrettons pas !
Nous avons derrière notre grande maison, un superbe jardin, où nous mangeons. Et tout près, une petite cascade, sous laquelle nous prendrons la douche.
T’ai-je dit que nous étions maintenant dans le département de l’Aisne, à Roussy.
Ravitaillement très abondant. On trouve ce qu’on veut. D’autre part, nous avons un excellent cuisinier et mangeons très très bien.
Donc, je n’ai plus besoin de conserves. Ne m’en envoie plus, je ne les mangerais pas. Envoie-moi de tout petits colis avec un peu de fine ou de cordial, c’est tout. Du beurre on en trouve ici à volonté. Pourquoi m’en envoyer ? Du chocolat ? On en trouve des caisses chez les épiciers. Rien ne manque sauf le sucre en morceaux. On n’en trouve qu’en poudre. Des saucisses, de la charcuterie, nous en avons aussi.
Donc je n’ai plus besoin de grand-chose, puisqu’on trouve tout à acheter ici (et je n’ai pas besoin de grand-chose : du lait, du vin, des œufs, c’est tout), il est inutile de m’envoyer des choses que je n’utiliserai même pas. Enfin, chez une brave femme du pays on peut, le dimanche, faire des dîners « extra »…pour pas cher.
Tu vois que la vie est belle, et qu’avec quelques sous on peut être très heureux. Pour les photos, c’est entendu, tu pourras les porter au Miroir ou à Excelsior.
Le jour tombe, il a fait une journée splendide. J’ai rêvé, écrit au soleil.
Je t’embrasse fort, bien fort…
Roland
Baisers, vieille (Loute). Bonjour père.»
« 18 avril 1915
Ma chère petite mère
Un temps admirable, une chaleur d’été. J’ai passé dans une maison, une vraie ! – une nuit délicieuse, et pour la première fois depuis sept mois j’ai été réveillé par les autos, les caissons et les voitures qui passaient sous mes fenêtres. Comme à Paris ! Et jamais le bruit ne me parut plus mélodieux. Cela change du canon.
Million de baisers.
Roland »
« 19 avril 1915
Enfin nous voilà partis hier, en quittant notre secteur, la fusillade et la canonnade se confondaient, dans une nuit éclairée de fusées. Les Allemands attaquaient une fois de plus pour se faire repousser une fois de plus.
Je t’écris de Prouilly… »
« 25 avril 1915
Sous une pluie de chien, nous sommes partis de notre cantonnement, puis nous sommes revenus, puis nous sommes repartis…
Bref, après deux ½ nuits de marches et de contremarches nous avons pris possession de notre nouveau cantonnement… à 3 kilomètres de l’ancien !!! Nous sommes à Ventelay. Quinze kilomètres du front environ.
Nous avons, pour la première nuit, déniché un cantonnement charmant : sur des barres de fer, chez un forgeron. A 5 heures du matin, réveil au son de l’enclume !
Enfin, nous avons déménagé et sommes maintenant installés dans une ferme. Nous y sommes très bien ma foi. Et nous faisons la popote ; gens très gentils qui nous préfèrent aux Alpins qu’ils logeaient jusqu’à présent.
Pays plaisant qui ressemble à Rouen*, une belle cascade en moins, malheureusement. Très loin, sur la gauche, vers Soissons, cela tonne dur. »
*Il s’agit de Roucy
« 27 avril 1915
Nous nous reposons à Vautelet * (la ½ des mitrailleurs sont à 15 kil d’ici, à la tranchée). Pays moins agréable que Roucy, mais gentil pourtant.»
*Ventelay
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