(Imprimerie « Les éditions d’Alsace », Colmar, 1931.)
Extrait de la préface :
« Comme tous les aumôniers militaires et nos admirables prêtres-soldats, il fut l’ami des bons et mauvais jours, le soutien moral et le père des soldats, le confident de leurs pensées intimes. Sur leurs lèvres mourantes, il a recueilli leurs dernières volontés, les suprêmes aveux – et l’ultime battement de cœur, le dernier acte d’amour de milliers d’agonisants. »
Tous les chemins mènent à Rome, mais aussi à... Roucy :
Page 126 :
« On ne se mariait pas pendant la guerre, sinon avec la mort. Aussi le déficit des naissances nous fit perdre 1.200.000 existences humaines et le feu nous en coûta 1.350.000. J’ai fait des baptêmes et surtout des sépultures. J’ai administré à profusion les sacrements, célébré la messe devant de magnifiques assistances militaires. A l’arrière, les fidèles se mêlaient toujours à nos soldats, même les moins pratiquants, attirés et subjugués par la foi de l’Armée. Dans l’enceinte sacrée, la solennité de l’heure et des circonstances donnaient à leurs visages un cachet de gravité, à leurs âmes une ferveur trop tôt disparue avec le danger, et à tout cet ensemble recueilli une vraie physionomie de guerre. Le bruit du canon, les vives cicatrices de l’église, l’imminence de la mort, l’angoisse des mauvaises nouvelles nous faisaient ressembler aux premiers chrétiens réfugiés dans les catacombes, eux aussi enveloppés de souvenirs funéraires et en perpétuel danger de mort, pendant les persécutions. »
Pages 192 – 193 :
« Année 1917. L’Aisne. »
« Le 14 (janvier) après la messe, au déjeuner où je fus prié avec le colonel Hubert chez le colonel Partiot, fut scellé le pacte qui me liait pour un an au 33e. Ce régiment m’avait adopté. En retour je me donne à lui avec tout mon dévouement. Je me partagerai entre le 33e et le 73e. M. Even s’occupera avec zèle du 273e. » …
Page 197 :
« Le 7 février, départ pour Concevreux où se trouve le 2e bataillon du 33e. Retour du colonel et rencontre de l’abbé Even à Maizy. Tout le 1er corps se trouve entassé au bord de l’Aisne, dans quatre petits villages sans abris contre l’artillerie qui lui fera subir de lourdes pertes par d’incessants bombardements. A Beaurieux se trouve la 162e division, dont l’état-major est à Roucy. Les régiments tiennent le secteur de Craonne. La 162e a remplacé la 10e division dont l’aumônier volontaire, abbé Nouais loge au presbytère de Roucy. A Beaurieux je présente le P. Ducateau, des brancardiers divisionnaires, comme aumônier du 1er bataillon du 73e, logé en bas du village. »
Pages 197 – 198 :
« Le 14 février, visite au bois de Beaumarais, secteur du 327e. Le colonel de Morcourt reçoit avec beaucoup d’égards et d’affection son ancien aumônier. Celui-ci revoit avec une émotion qu’il peut à peine dissimuler, les camarades et amis du glorieux régiment d’Hébuterne, de Verdun et de la Somme…/… Le confortable P.C. du colonel, coquet et riant sous les caresses du soleil, nous accueille à midi. On circule librement et sans crainte sur les pistes en rondins de bois de Beaumarais, sous les taillis encore épais et les vastes clairières, dont les sous-bois se prêtent à la méditation des sages, à l’inspiration des poètes. Lieu enchanteur, paradis rêvé, cette forêt étendait sa grâce printanière et la luxuriante frondaison de ses arbres, des bords de l’Aisne aux contre-forts de Craonne, avant d’être massacrée par les obus et de mourir d’une lente agonie.»
Page 201 :
« Secteur de Beaumarais. 12 Mars au 12 Avril.
Le 12 mars, les régiments de la 51e division relèvent ceux de la 162e dans le secteur de Beaumarais où ils doivent attaquer le 16 avril. Le soir même ils occupent les tranchées…/…
La division est à la gauche de la 5e armée Mazel, en liaison au sud d’Hurtebise avec la 6e armée Mangin.
C’est la vie ordinaire des tranchées, calme, attentive avec les petits incidents journaliers qui en rompent la monotonie. »
Page 204 (Beaurieux, le 27 mars) :
« Nous traversons une semaine tragique et sanglante. On vit, on couche dans les caves, car la rue est inhospitalière. La mitraille s’abat sur les pauvres maisons sans défense. Tous les jours marqués de nouveaux deuils voient de funèbres cérémonies…/… Je suis en permanence au cimetière pour y bénir les tombes que multiplie la mort, inlassable ouvrière. »
Pages 204 – 205
« Dès la fin de mars nos préparatifs ont éveillé l’attention de l’ennemi. De l’éperon de Craonne il domine toute la plaine : ses vues plongent jusqu’aux lointaines limites de l’horizon. Du merveilleux observatoire de Californie caché sous les pins et les bouleaux, il épie tous nos mouvements. En liaison étroite avec son aviation, il a remarqué par ses yeux, notre activité. Il déclanche le tir de l’artillerie qui bombarde sans arrêt les cantonnements de l’arrière bourrés de troupes (une division dans chaque village) à Beaurieux surtout, nos dépôts de munitions visibles de loin et faciles à repérer le long des routes, nos bivouacs, et les ponts de l’Aisne qu’il cherche à couper. »
Pages 205 – 206 (Le 2 avril) :
« Dans le grand cimetière de Pontavert si souvent bouleversé par les obus qui s’acharnent même sur les morts, j’enterre cinq petits soldats du 33e et à Cuiry un sapeur du génie, compagnie 1/63, tombés hier sous le bombardement.
Tous ces deuils – funèbre préface du grand drame – encadrent le Vendredi-Saint, jour de désolation et de salut. Je célèbre la messe des Présanctifiés. Malgré la liturgie qui subit quelques accrocs pendant la guerre, mais se fit indulgente pour le grand bien spirituel des poilus, de nombreuses communions sont distribuées aux soldats qui, ce jour-là même, montent aux tranchées pour affronter la mort.
A la popote du colonel du 33e, un repas maigre nous a été préparé, le Vendredi-Saint. Une langouste venue vivante de chez Prunier par les soins de M. Fleury, grand maître du ravitaillement, est servie parmi les fleurs.
Le 6 avril 1917, les Etats-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne. « La Fayette, nous voici ». Des cris de joie accueillent ce geste de la grande République-sœur traversant l’océan pour défendre le Droit !
Alleluia ! chantent toutes les cloches de France, pendant que sur la ligne de feu, leurs sœurs mutilées au bas des clochers éventrés ou rasés, sanglotent silencieuses sur les ruines. Alleluia ! chantent tous les cœurs français à la veille d’une offensive que tous espèrent victorieuse. Cette fois-ci c’est la rupture tant attendue ! C’est la guerre de manœuvre à la recherche de la décision suprême ! Enfin !! »
Pages 206 – 207 :
« Le 9 avril, relève générale de la 51e division qui cède son secteur aux troupes d’attaque…/.
.. Le 1er corps va jouer un rôle de premier plan dans l’offensive de l’Aisne.
Les soldats se recueillent, car l’heure est grave. On est au tournant de la guerre. »
Pages 214 à 216 :
« En cette fameuse journée du 16 avril, pour la première fois, les chars d’assaut étaient employés et entrèrent en bataille. Au carrefour de la ferme du Choléra, près de Berry-au-Bac que domine la tragique colline de la côte 108, cent trente-deux chars étaient rassemblés pour faire la percée sur Juvincourt et Prouvais qui nous auraient ouvert, une fois enlevés, la plaine de Laon et de Rethel. Ils devaient forcer la troisième position ennemie. Ils formaient 2 groupements : celui du commandant Bossut et celui du commandant Chaubès. Malheureusement le terrain détrempé gêna beaucoup leur marche d’approche et leurs évolutions en face des tranchées allemandes. L’expérience devait être douloureuse, les premiers essais de l’arme, sanglants et coûteux.
Les chars du 1er groupe s’avançaient à découvert sur une longue file, par la route de Cuiry-les-Chaudardes en direction de Corbény-Juvincourt. Ils furent facilement repérés par les observatoires ennemis laissés intacts, qui réglèrent sur eux le tir de l’artillerie. Les obus enflammèrent les bidons d’essence dont les chars étaient surchargés à cause du long trajet à parcourir.
Le commandant Bossut, créateur moral de l’arme, avait tenu à accompagner ses chars d’assaut dans leur première sortie à l’ennemi, pour leur ouvrir la voie. Il comprenait la tragique grandeur de sa mission, et sentait qu’il menait ses hommes au sacrifice.
Ce fut pour lui et ses chars la voie royale du sacrifice, le baptême, la journée du martyre de l’artillerie d’assaut !
Il attaque dans les conditions les plus défavorables qui soient, les chars manoeuvrant dans un terrain détrempé par la pluie et la neige qui délaient le sol dans un immense océan de boue crayeuse. Bientôt embourbés, immobilisés sous les feux croisés de l’artillerie allemande qui crible de ses obus cette cible magnifique – les réservoirs d’essence explosent, les moteurs sont brisés, des incendies s’allument qui éclairèrent ce jour-là l’héroïsme des chars d’assaut dans une splendide apothéose !
Le commandant Bossut tomba l’un des premiers, brûlé dans son char. Plus de la moitié de nos engins s’alignèrent comme des épaves, le long de la route nationale ou derrière la Ville-aux-Bois, sans pouvoir déboucher plus avant. …/…
Quelques chars du 2e groupe, sur l’Ailette, étaient arrivés dans la troisième ligne allemande vers Prouvais, avec le lieutenant Moëllo. Pris à revers par les tanks, les artilleurs allemands qui tiraient sur les cuirassiers à pied, s’enfuirent au galop vers l’arrière. C’était un beau succès pour nos armes si les autres chars avaient pu suivre. »
Page 216 :
« Le soir du 16 avril, les nouvelles étaient assez mauvaises. Les résultats n’étaient pas aussi brillants qu’on avait espéré, l’avance n’était pas celle qu’on avait escomptée. Les troupes n’ayant pas atteint les positions d’artillerie ennemie, une réaction violente était à redouter. Le soir, les Allemands avaient contre-attaqué en force et en profondeur, suivant une nouvelle méthode ; nous avions reperdu une partie du terrain conquis. Nous sommes loin hélas ! de la rupture violente et immédiate qu’on avait espérée. Les mitrailleuses avaient brisé notre élan. »
Page 223 :
« Mais on avait exagéré le chiffre des pertes qu’on disait hors de proportion avec les résultats acquis. Des parlementaires qui avaient suivi l’attaque à l’Etat-major du général Micheler – nous en avons vus à l’observatoire de Roucy - répandirent l’émotion à la Chambre, l’alarme dans le public par des récits où les évènements étaient déformés et grossis. En réalité du 16 au 25 avril, nous avions eu 15.000 tués, 60.000 blessés, 20.000 disparus.
Ce fut la fin de l’offensive bientôt suivie d’une redoutable crise morale et d’actes d’indiscipline dans plusieurs régiments ; ce fut la gloire du général Pétain d’avoir ramené la confiance et rétabli la discipline dans l’Armée.»
Page 274 :
« L’appétit des soldats en marche est solide et le repas substantiel. Après la dernière bouchée, le dernier coup de gnole, le même geste qui a remisé les couteaux dans les poches, en extrait la blague à tabac et les minces feuilles « Job » ou « Riz la Croix ». Les cigarettes sont roulées délicatement entre les doigts ambrés, les pipes s’allument aux becs d’un geste machinal. Les soucis, les angoisses, les fatigues s’envolent avec les spirales de fumée. Le tabac, « passe-temps des paresseux » au dire de Napoléon, a rendu les plus grands services pendant la guerre. Avec le pinard, il fut un des facteurs de la Victoire. »
Pages 290 – 291 (1918. Le secteur de Craonne, 23 mars) :
« La 51e division travaille à l’organisation défensive du plateau situé entre Aisne et Vesle. C’est une position naturelle de premier ordre qui se prête admirablement à la fortification. Les crêtes de Ventelay ont de merveilleux observatoires qui dominent toute la vallée de l’Aisne. On y accumule de nombreuses batteries. Grâce au travail intelligent et actif de nos soldats aidés de nombreux camarades italiens, la position se couvre de réseaux barbelés, de boyaux, de tranchées, d’abris bétonnés, de lignes téléphoniques souterraines. De plus, elle est protégée par l’Aisne et son canal. On se demande comment une position aussi fortement organisée et paraissant inexpugnable, ait pu tomber aussi rapidement aux mains de l’ennemi le 27 mai ! »
Page 295 (le 7 mars) :
« Au carrefour des routes, une humble chapelle d’osier s’élève sous les hauts fûts des hêtres qui lui font une voûte grandiose. Chapelle élevée à la mémoire des braves tombés sur ce sol et dont un émouvant tableau commémoratif m’a souvent arraché des larmes. Ce rustique sanctuaire décoré d’une image de la Vierge, de dessins modestes et touchants, que de visites et de confidences de poilus n’a-t-il pas reçues, de combien de prières et d’exquis sentiments n’a-t-il pas été parfumé ? Tout autour les obus tombaient sans l’atteindre, écartés par la main bénie de Notre-Dame, lui formant une auréole d’airain. »
Page 310 (fin avril) :
« Le P.C. de la division fonctionne à Roucy. Ses services s’abritent dans un château dont les tours et les murs massifs dominent la plaine de l’Aisne, offrant aux officiers d’état-major un merveilleux observatoire. C’est là que penché sur des papiers travaille le cerveau de la division : le général Boulangé, le chef d’état-major, le colonel de Tristan, MM Padovani, d’Hauterive. Je redescends vers la rivière par une rue à pic où se croisent les soldats de divers régiments. Une route camouflée mène à un bois assez dense où nos pièces de 75 et de 105 tirent sans arrêt. »
Pages 312 – 313 :
« L’aumônier, quand il n’est pas retenu aux ambulances et aux cimetières – par les morts et les mourants – passe son temps à parcourir les lignes pour porter aux soldats ses enfants, une bonne parole, une cigarette, une cordiale poignée de main, une absolution et souvent l’hostie sainte.
…/…
Les infirmières de la Croix-rouge ont été admirables de courage, de dévouement, de tendresse et d’ingéniosité au service des blessés. A tous elles rappelaient leur mère, leurs sœurs, le foyer. Nos blessés devenaient vite calmes et résignés quand ils voyaient leur blanche apparition voilée de bleu. Ce qui m’a le plus frappé au cours de mes nombreuses visites aux hôpitaux du front, disait le maréchal Fayolle, c’est l’action bienfaisante des infirmières sur le moral de nos soldats, le charme d’apaisement et de confiance qui se dégageait de leur seule présence. Pour le poilu elles représentaient l’espérance d’échapper à l’horrible mort ! »
Page 422
« Le Dialogue des morts.
Prenez garde, Français !
Si les morts soudainement réveillés, soulevant la terre, rejetaient leur suaire, se dressaient hagards, sinistres dans une terrible clameur, le craquement épouvantable de leurs os broyés par la mitraille, et remplissant de leurs spectres décharnés, de leurs fantômes livides, nos villages et nos villes, ils seraient étonnés du cours des événements, de la laideur des gens, de l’étrangeté des choses…
Alors vengeurs et justiciers ils nous crieraient : « Qu’avez-vous fait de la Victoire si chèrement achetée, de la Paix que nous avions voulu juste et décisive ? Vous avez saboté notre victoire, et la paix édifiée sur des fleuves de sang, des monceaux de cadavres, est déjà menacée. Le sang des hécatombes n’est pas encore séché, tous les morts ne sont pas encore ramassés dans les champs, que déjà circule une rumeur guerrière « et passe sur l’Europe comme un grand frisson d’armes » !
L’Union Sacrée l’avions nous jurée dans le sang et la boue des tranchées ? Déjà elle est rompue. Qu’avez-vous fait de vos serments ? »