Présentation par Roger GIRARD.
UMR 5609 du CNRS, Université Paul-Valéry, Montpellier III, 1997
Ladislas Granger, d’origine paysanne, est né le 28 janvier 1885 à Lancôme, près de Blois.
Il effectue son service militaire du 1er octobre 1906 au 30 septembre 1908, puis s’installe comme jardinier, dans l’Eure, où il se marie. Le 18 avril 1914 naît son premier et seul enfant.
Le 4 août 1914, à l’âge de 29 ans, Ladislas Granger est mobilisé au 313e R.I. à Blois ; le 9 il est sur le front. En décembre 1917 il est muté au 4e Mixte de zouaves et de tirailleurs.
Après deux ans en Argonne, d’octobre à décembre 1916 à Verdun, il est présent au Chemin des Dames lors de l’offensive d’avril 1917.
Il avait terminé son service militaire comme caporal, en mars 1915 il est nommé sergent.
Il reçoit la croix de guerre le 23 novembre 1917.
Blessé et gazé en juin 1918, il est encore en convalescence lors de l’armistice.
Démobilisé le 20 mars 1919, il retourne à la terre, métayer, jardinier puis régisseur du château de Fonthaute, en Dordogne. Il meurt en 1972.
Pendant toute la durée de la guerre il a tenu au jour le jour des carnets, dont malheureusement plusieurs non pas été retrouvés, qui représentent un exceptionnel document sur la guerre au quotidien.
Retrouvons-le, sur le Chemin des Dames et à Roucy, après le début de l’offensive Nivelle :
Page 163 :
« 12 (mai 1917) :
Enfin on parle de la relève, il n’est pas trop tôt ; la nuit s’est passée sans incidents, maintenant le soleil est chaud, c’est du beau temps pour la saison. Il y a de nombreux duels d’avions, qui circulent au dessus de nous comme des essaims d’abeilles. Les Boches viennent nous voir de temps en temps et poussent même la complaisance jusqu’à nous mitrailler de là-haut. Nous montons les sacs, ranger les outils, car après avoir passer les consignes à nos successeurs, nous mettrons les bouts en vitesse, et voyagerons une partie de la nuit.
13. Après avoir attendu avec une grande impatience une partie de la nuit, nous sommes enfin relevés et venons jusqu’à Roucy où nous passons 24 heures, nous sommes exténués de fatigues et nous dormons une partie du temps après avoir contemplé l’œuvre de la nature, du printemps qui nous réjouit, nous égaye de sa verdure et de ses fleurs printanières ; quel dommage de faire la guerre, nous serions si heureux près des nôtres ; nous nous restaurons extraordinaire, soupe, café, pinard, ça semble bon.
14. Départ de Roucy dans la nuit ; nous mettons les sacs dans les camions, heureusement car beaucoup seraient restés en route, il fait une chaleur orageuse, la marche est fatiguante. Arrivée à Brouillet à 14 heures, avec quelle joie nous déposons tout le harnachement, et se mettre à son aise, puis nous allons au bord de la rivière ; quelle toilette complète et bienfaisante ; et aussi quelle bonne nuit sur de la bonne paille. »
…/…
« 25. Rien de nouveau ; revue passée par le général, décoration du drapeau du Régt (Croix de guerre, citation à la Division ; le soir douches ; chaleur tropicale… »
« 26. À la suite de la revue repos pour le Régt et toutes les punitions sont levées. C’est toujours la vie de cantonnement de repos, bonne table, forts coups de pinard, c’est la liberté illusoire et bienfaisante ; lecture, correspondance, manille, excursions aux environs, dans les bois et les près à la douce fraîcheur du soir.
27. Grasse matinée, déjeuner, toilette, messe. C’est la bonne vie ici, qui à notre regret touche à sa fin ; bonne santé ; chaleur tropicale.
28. Le matin exercice de cadre pour le Régt ; puis brusquement on nous apprend notre départ pour demain matin ; tout le reste de la journée, préparatifs de départ, distributions de vivres et cartouches, revues ; il faut se coucher de bonne heure car demain matin réveil à 3 heures. Manifestations par quelques Poilus agissant sous l’influence du pinard ; nuit mouvementée, tout se calme avec un maigre résultat pour les auteurs de ce désordre ; ils s’en repentiront à bref délai.*
* C’est la participation du 313e RI aux mutineries de 1917 à Brouillet, ainsi que celle de toute la 9e DI (le reste est à Arcis-le-Ponsard et à Vandeuil)…/… Le schéma est classique : lassitude de la guerre, lourdes pertes le 16 avril, annonce de la remontée en ligne avant toute permission qui provoque les troubles le jour même…/…
Dans ces unités, comme dans bien d’autres le colonel et les officiers ont réussi à éviter une répression trop sévère, faisant ainsi preuve de courage car ils risquaient de se faire accuser de faiblesse.
C’est au 313e RI, où pourtant les incidents semblent avoir été plus limités et qui a été décoré 3 jours plus tôt après avoir durement combattu pendant près de 3 ans, que survint la peine la plus lourde ; une condamnation à mort exécutée…/… Le soldat Henri Valembras, de la classe 8, cultivateur, célibataire, va servir d’exemple. Il a frappé un capitaine à coups de pieds et de poings…/…
Le commandant de la 9e D.I., Gamelin, a montré de la fermeté. Il va donc pouvoir poursuivre sa brillante carrière. Dommage pour Valembras… et pour la France…/…
Guy Pedroncini, lié par ses sources judiciaires, ne cite pas le nom d’Henri Valembras. L’ayant connu par d’autres sources, il m’a semblé qu’il n’y avait pas de raison de ne pas mentionner le nom d’un homme mort pour avoir dit tout haut en 1917 ce que tout le monde pense aujourd’hui : que 1914 a été pour la France et pour l’Europe une folie suicidaire…/…
L’essentiel est que des millions de bons soldats comme Granger, pratiquement tous les vrais combattants, aient en réalité pensé à peu près comme eux, même s’ils ont continué à remplir leur Devoir comme ils avaient toujours appris qu’il fallait le faire. »
…/…
29. Départ de Brouillet à 4 heures, arrivés à la ferme de l’Orme près de Montigny à 11 heures, nous avons eu la chance d’avoir un temps couvert et favorable pour la marche, nous sommes pourtant contents d’être arrivés et de rattraper le sommeil perdu la nuit dernière ; nous sommes dans des baraquements. Des mesures sont prises pour que le désordre d’hier soir ne se renouvelle pas, et les auteurs sont traduits immédiatement devant le Conseil de Guerre ; tout est calme, service de quart de nuit.
13 (juin 1917).
Le secteur se maintient assez calme ; de temps en temps des raffales d’obus, gare à la surprise ? Les avions sont clairsemés aussi ; nous sommes tranquilles dans nos sapes et ravitaillés suffisamment, notre ordinaire s’est amélioré. La lumière fait toujours défaut aussi nous sommes souvent dans le couloir ou dans le boyau à l’entrée, prêts à piquer une tête au premier obus. Beau temps ; corvée de nuit comme d’ordinaire sans incidents ; en rentrant c’est le casse-croûte puis on se couche jusqu’à la soupe de 10 heures. **
** Ce jour-là à 4h1/2 du matin, au village de Roucy, à 5 km en arrière, le soldat Henri Valembras est fusillé ».