(Librairie Arthème Fayard. 5éme édition. 1er trimestre 1960)
Jean Ratinaud est le fils d’un officier de réserve tombé au Chemin des Dames. Il rappelle dans cet ouvrage la grande entreprise méditée et conduite par le général Nivelle, l’offensive d’avril 1917, qui se solda par un échec et posa des problèmes multiples à la fois militaires, politiques et diplomatiques. Cette offensive malheureuse engendra une crise morale de l’armée française qui la conduisit au bord de la ruine.
Roucy, qui n’est pas mentionné dans cet ouvrage, était une base de repos ou de départ pour le Bois des Buttes et un poste d'observation privilégié. L’extrait ci-dessous résume le début de la « grande offensive » dans ce secteur, c’est pourquoi il a paru intéressant de le présenter.
Pages 226 à 233 :
« Pendant que Mangin échoue devant Le Chemin des Dames, que fait Mazel avec sa Ve armée ? Il dispose, on le sait, de 5 corps renforcés et opère, ne l’oublions pas, sur un terrain plus facile, moins difficile si l’on préfère, que son voisin, sauf à l’ouest de son secteur. Le haut commandement va-t-il trouver, entre Craonne et Reims, la victoire qui le fuit ailleurs ?
En liaison avec le 2e corps colonial de la VIe armée, le Ier corps d’armée, vétéran de la Marne et de Verdun, est chargé d’enlever, pour commencer, la partie est du plateau de Vauclerc, le plateau de Californie sur lesquels s’épanouit le Chemin des Dames. Il doit donc, comme son voisin de gauche, escalader des pentes abruptes que couvrent, en avant, des réduits fortifiés dont le principal est le village de Craonne. Le départ, à six heures du matin, semble bon, mais immédiatement après commencent les difficultés. Les trois divisions d’assaut – les 162e, Ire et 2e – bronchent devant les feux ajustés des mitrailleuses ennemies astucieusement camouflées. La Garde prussienne, qui occupe ce secteur, multiplie de courageuses contre-attaques. L’avantage le plus net est obtenu au plateau de Vauclerc où la Tranchée de Luttwitz, une position particulièrement forte, est brillamment enlevée. Partout ailleurs, l’offensive vient mourir au pied de la falaise. Les pertes se révèlent atroces, notamment à la 2e division où le régiment de réserve de Cherbourg, le 208e termine en lambeaux la terrible journée du 16 avril. Les rapports du général commandant le corps d’armée rendent un son inhabituel chez les militaires de carrière, fait de désespoir et de pitié.
A droite du Ier corps, le 5e s’élance du Bois des Buttes au ruisseau de la Miette. Nous nous attarderons un peu ici car les résultats obtenus tranchent, à quel prix ! sur la mortelle grisaille de ce sombre jour. Le terrain se présente bien dégagé en face des Français, sauf dans le secteur du Bois des Buttes lui-même que composent deux taillis puissamment organisés. L’objectif est d’abord de s’emparer, au-delà de la route nationale 44 (Laon-Reims), des villages de Juvincourt et d’Amifontaine. Les 10e et 9e divisions attaquent, soutenues, à gauche, par un groupement de chars. La position française de départ décrit un « rentrant » qui correspond à un saillant du front allemand. La première ligne ennemie, le Bois des Buttes, encore appelé dans sa partie est Bois des Boches, est truffée de mitrailleuses, creusée de places de rassemblement pour les troupes de contre-attaques. Sur sa face nord-ouest, il est étayé par le hameau de La Ville-aux-Bois fortement organisé lui aussi, qui surveille la plaine à l’ouest. En arrière du Bois des Buttes, une seconde position suit approximativement le tracé de la route nationale et a été particulièrement renforcée au lieu dit La Musette. Par ailleurs les Allemands ont avancé de l’artillerie qui tirera à vue entre La Musette et le village de Juvincourt.
Le commandant du 5e corps, le général de Boissoudy, voudrait que ses deux divisions débordent par l’ouest et l’est le Bois des Buttes, qu’elles se donnent la main au-delà et attaquent Juvincourt qui doit être atteint après trois heures de combat. Cette solution semble logique encore qu’un peu optimiste. Donc la 10e division attaquera à gauche, entre le Bois de Beaumarais et le Bois des Buttes, la 9e, à droite, entre le Bois des Buttes et la Miette. La 10e part très bien, avec l’appui des chars. Elle enlève, à l’ouest des Buttes, des systèmes fortifiés aux noms pittoresques : Tranchée des Dardanelles, du Sultan, d’Enver Pacha. A mi-chemin entre la position de départ et la route nationale, l’attaque est stoppée par des mitrailleuses tirant de front depuis la N 44, l’artillerie allemande avancée et surtout des coups de flanc qui proviennent de La Ville-aux-Bois et de La Musette. Une partie des chars est détruite en marche, une autre tombe en panne, vouée elle aussi à la destruction ; le reste – 12 appareils – peut regagner la position d’attente dans le Bois de Beaumarchais ; ce groupement n’a pas rendu, dans l’ensemble, tous les services que l’on espérait de lui. Désemparée, l’infanterie flotte. Quelques éléments parviennent jusqu’à la route nationale et s’y organisent défensivement. Cependant le reste de la 10e division manœuvre en lisière du Bois pour progresser et parvenir à La Ville-aux-Bois. Mais la préparation d’artillerie, pourtant très soignée ici, n’a pas anéanti les défenseurs des taillis de bordure qui disputent le terrain pied à pied. Au prix d’un effort immense, le 31e régiment d’infanterie réussit à nettoyer la lisière du Bois des Buttes et touche aux premières maisons du hameau. Il n’a plus la force d’en tenter l’assaut.
Plus à droite, la 9e division réalise l’exploit de la journée. Son régiment qui borde la Miette fonce droit devant lui dans un magnifique élan, enlève les organisations le long du ruisseau, dépasse la route Laon-Reims, atteint entre celle-ci et Juvincourt, un boqueteau appelé Bois von Kluck (aujourd’hui disparu au milieu des pistes construites par les Allemands au cours de la deuxième guerre mondiale pour créer un camp d’aviation). A 8 heures du matin, l’artillerie ennemie, audacieusement, imprudemment avancée jusque-là, est détruite ou capturée ou enfin retirée avec précipitation. L’assaut de Juvincourt se prépare. A ce moment, le 82e régiment d’infanterie qui se trouve en pointe reçoit dans le dos des feux de mitrailleuses qui proviennent de La Ville-aux-Bois et de La Musette. Que s’est-il passé ? Nous avons déjà constaté que la 10e division n’avait pu s’emparer de La Ville-aux-Bois. D’autre part, le 4e régiment d’infanterie qui devait suivre la lisière est du Bois des Buttes (Bois des Boches) s’est heurté à une résistance farouche et à des contre-attaques venues des taillis : il n’a donc pu s’emparer de La Musette dont les armes tirent dans toutes les directions. Enfin le 313e régiment d’infanterie, qui avait pour mission de pénétrer dans le Bois lui-même, se trouve aux prises avec un ennemi qui possède évidemment l’avantage du terrain et qui l’a très vite stoppé.
« Ne pas se soucier des résistances locales » a dit et écrit Nivelle. Boissoudy obéit. Il s’efforce d’accentuer l’avantage de son aile droite et d’enlever Juvincourt. Les premières maisons sont atteintes à 11 heures du matin (après six heures et non trois heures de lutte). Mais débouche alors des ruines une furieuse contre-attaque qui rejette le 82e régiment sur le Vieux Moulin de Juvincourt où il s’organise défensivement. La situation devient critique en vertu même du succès d’abord obtenu car le 82e est situé en flèche par rapport à ses voisins. Pressé de front, il est accablé par les feux de flanc. Mais il se bat avec un courage qui force l’admiration, se cramponne au terrain conquis et souffre mille morts. L’ennemi perd d’ailleurs lui aussi beaucoup de monde. Au total, lorsque la nuit tombe, le 5e Corps d’armée a enlevé la première ligne ennemie, sauf le Bois des Buttes lui-même qui est seulement entamé. La position de Juvincourt est abordée mais demeure à peu près intacte. Nous avons fait 1 500 prisonniers dont 24 officiers dans le secteur. Succès donc qui honore le 5e corps et ajoute à sa gloire passée, mais la rupture espérée, annoncée n’a pas été obtenue.
A l’est du 5e corps, le 32e attaque depuis la Miette jusqu’au village de La Neuville, dans un secteur très difficile parce que coupé, interrompu par le cours du canal en oblique par rapport au front. En outre on se souvient que ce même secteur a été troublé, au début du mois, par un audacieux coup de main ennemi : les Allemands ont sans doute pénétré nos plans. Le général Passaga, un des chefs les plus prestigieux de l’armée, commande le 32e corps qui met en ligne les 69e, 42e et 40e divisions d’infanterie. Cinq groupes de chars (132 appareils) dirigés par le commandant Bossut, le pionnier de l’artillerie d’assaut, appuient l’attaque. Nous savons déjà par la présentation du lieutenant Ch… de quels appareils dispose Bossut. Le but à atteindre, pour l’ensemble du corps d’armée, est constitué par les organisations dont le village de Prouvais est le réduit. Elles sont protégées en avant par une série de buttes fortement défendues dont la plus élevée, la plus redoutable est le mont Sapigneul. L’action des chars se situe à l’extrême-gauche du secteur, au profit non seulement du 32e corps mais aussi du 5e en direction de la ligne Juvincourt-Prouvais. L’action se déroule de manière particulièrement décevant pour le commandement. La 40e division, après une lutte sauvage, s’empare de l’une des buttes, la tragique cote 108, qui bloque dès le départ son avance, mais, épuisée, elle s’en tient à ce succès d’ailleurs précaire. La ; 42e, unité d’élite s’il en fut, l’ancienne division Grossetti, célèbre depuis les Marais de Saint-Gond et la défense de Nieuport, lutte toute la journée pour prendre les organisations dites du Camp des Romains. Elle y parvient mais, ayant subi des pertes terribles, doit s’arrêter après ce succès. La 69e, bien appuyée par les chars au début de l’après-midi, se montre plus heureuse et parvient jusqu’à la ligne Bois des Béliers-Ferme Mauchamp. Mais la liaison de l’artillerie avec les tanks et avec une infanterie sans expérience de ce nouveau mode de combat demeure défectueuse. Bientôt les appareils avancent en enfants perdus et son immobilisés par des pannes. Ils tombent parfois aussi dans des pièges et reçoivent des concentrations d’obus lourds. 57 chars sont détruits, incendiés. Il en jaillit des torches vivantes et hurlantes qui se roulent au sol, en proie à d’indicibles souffrances. 64 appareils sont plus ou moins endommagés. 11 seulement reviennent intacts sur la ligne de départ poursuivis par les 210 de l’ennemi. 33 officiers, 147 sous-officiers ont été tués, broyés ou brûlés vifs. Le commandant Bossut est tombé dans l’action. On a pu ramener son corps et il repose, à quelque distance des lignes, par hasard non défiguré, toujours mince et beau, le visage calme, dans un de ses chars transformé en chambre funéraire. Près de lui son frère prie et ses compagnons pleurent un chef admirable. L’arme blindée a reçu, le 16 avril, ses lettres de noblesse mais elle n’a pas encore découvert l’efficacité qui la rendra, quelques mois plus tard, redoutable. Dure leçon, leçon sanglante, mais non point inutile. »
Pages 234 – 235 :
« Au total, le 16 au soir, la Ve armée s’est emparée de presque toute la première ligne allemande ; elle a entamé la seconde entre Craonne et la Miette. Elle a fait 7 000 prisonniers. Mais trois de ses divisions au moins, les 37e, 40e, et 2e, sont pratiquement détruites, et les autres ont beaucoup souffert. Mazel dispose certes de 4 divisions fraîches à portée d’intervention. Que pourront-elles en face des 15 divisions que Ludendorff se prépare à engager ? Que pourront-elles en face des 392 batteries que l’ennemi met encore en action ?
Mangin partout bloqué. Mazel qui piétine et s’essouffle. Que va faire Micheler, à Dormans ? Et surtout que peut espérer, que veut entreprendre Nivelle à Compiègne ? »
Page 236 :
« Au cours de la nuit du 16 au 17, les officiers de liaison envoient leurs premiers rapports un peu détaillés. Ils sont décourageants : les contre-attaques ennemies ont regagné le peu de terrain conquis et les nouvelles de la nuit semblent pires encore. »
Page 237 :
« Nul cependant à Compiègne ne songe à stopper l’affaire. Nivelle, son cabinet militaire et l’Etat-Major lui-même croient qu’il faut persévérer. Le 16 avril a été un jour néfaste, soit. Il peut être suivi de jours plus heureux. On se leurre notamment de l’espoir que les quelques gains de terrain, pourtant bien modestes, obtenus par la Ve armée marquent le début d’une retraite, sinon d’une débâcle de l’ennemi. »
Page 295 :
« Painlevé, Ribot, Lacaze, Nivelle, Pétain savent que leur armée se trouve à bout de souffle. Ils connaissent les chiffres, les chiffres tragiques des pertes : du 16 au 30 avril, nous avons eu dans les secteurs d’attaque 117 000 hommes mis hors de combat dont 28 000 tués, 20 000 prisonniers, 84 000 blessés dont 15 000 seulement sont des blessés légers. Il y faut ajouter 5 183 Russes et 7 397 Sénégalais tués, prisonniers ou blessés. 117 000 hommes, le chiffre d’une population comme celle de Nantes ou Toulouse, et en moins de quinze jours. Moyennant quoi, les mêmes Painlevé, Ribot, Lacaze, Nivelle et Pétain s’engagent à « continuer la bataille avec toute l’énergie possible ! » Et pendant tout l’été ! »
Page 295 :
« Donc, le 6 mai 1917 au soir, les dernières illusions ont achevé de se dissiper : l’armée française n’a percé nulle part ; elle ne percera pas. »
« 1 018 officiers ont été tués, 2 403 blessés et 314 ont disparu, dont une proportion notable de prisonniers. On compte d’autre part 22 706 sous-officiers et hommes de troupes tués, 84 197 blessés et 24 686 disparus dont probablement 3 500 ont été pris par l’ennemi, Sénégalais et Russes compris. Soit un total général de 135 324 Français mis hors de combat. »