(Librairie Hachette et Cie. 1918).
Louis Hourticq est né le 31 décembre 1875 à Brossac (Charente) et décédé à Paris le 15 mars 1944. Agrégé de Lettres, il fut professeur à l’Ecole des Beaux-Arts, inspecteur général de l’Enseignement du dessin et historien de l’art. Mobilisé comme officier en 1914, il sera élu membre de l’Académie des beaux-arts en 1927.
L’auteur est présent sur le front au 330e R.I.T. de la 103e DT jusqu’à la mi-1916, puis s'occupe de travaux divers de terrassement et ravitaillement dans un autre régiment jusqu’en mai 1917, période couverte par son récit. Ce livre est plus un recueil de réflexions que de récits.
En 1917, son chemin passe par Roucy.
Pages 172 – 174 :
« Cependant le fièvre d’activité paraissait s’éteindre un peu. D’abord un froid terrible était venu figer tout mouvement ; une neige épaisse obstruait les routes ; la terre gelée résistait à nos pioches. Quand elle se ramollit, les armées nageaient dans la boue et toute activité semblait devoir se stabiliser dans un enlisement général. Les journaux nous apportèrent de grosses nouvelles, plus grosses encore qu’elles ne semblaient tout d’abord : le recul allemand sur le front de la Somme, la révolution de Russie. Nos pioches continuaient de piocher en raison de la vitesse acquise ; mais l’impulsion si impérieuse en janvier devenait peu à peu intermittente et lointaine ; on aurait pu croire que l’on s’intéressait de moins en moins à nos travaux. J’ai déjà vu d’autres entreprises commencées fiévreusement et que nos tâcherons poussaient durant de longues semaines alors que les ordres qui les avaient mises en train étaient depuis longtemps rapportés. En serait-il de même cette fois encore ?
Non. Un réveil subit nous tira de cette dernière somnolence. Les signes précurseurs d’une action prochaine se précipitent ; et d’abord les mouvements de troupe. Nous allons nous installer auprès de l’Aisne, en face de Craonne. Au moment même où nos compagnies débouchaient sur le plateau de Roucy et s’installaient dans les baraques du camp, quelques obus, s’écrasant sous nos yeux, réveillèrent des impressions éteintes. Depuis quelques mois, le bombardement n’était pour nous qu’un grondement lointain ; et voici que nous entendions à nouveau le déchirement du métal et le ronflement des éclats dispersés hors du nuage noir. Sans se le dire, nos vieux troupiers comprirent que la trêve d’hiver était finie. Pour le cas où ce premier avertissement n’aurait pas suffi, un fort bombardement nocturne vint nous tuer du monde. Il fallut se réfugier dans les bois. Nous étions rentrés dans la bataille.
Une tempête continue fouettait les plateaux. Sur les routes, coulait lentement une boue liquide. Courbés sous l’averse, nos hommes pataugeaient dans les flaques, ruisselant sous leurs capuchons de toile cirée. Enfin, dans la première semaine d’avril, la pluie cessa. La vallée de l’Aisne parut, illuminée, blonde, décolorée par l’hiver et le déluge. Des lacs s’étalaient sur les prairies, réfléchissant le ciel ; les beaux villages aux clochers aigus, suspendus sur ces nappes de clarté, semblaient ne pas peser. Des explosions, parfois, faisaient surgir un flocon noir de ces maisonnettes rouges et blanches comme des jouets, et dans l’atmosphère radieuse se gonflaient, de-ci de-là, les petits nuages vert pâle des shrapnells. Il était évident que l’inondation mettait un obstacle infranchissable devant notre armée et que le mouvement ne pourrait être tenté avant que la rivière fût dans son lit.
Chaque jour augmentait le nombre des ballons observateurs. Un matin nous en comptions plus de quarante sur nos lignes. Ils s’égrenaient sur le ciel, en deux rangées irrégulières qui se rencontraient en angle presque droit au cap de notre front, sur le promontoire de Roucy. Un rang allait se perdre vers l’Ouest dans la direction de Soissons, l’autre descendait sur Reims, vers le Sud-Est. Immédiatement les drachens allemands s’élevèrent en face, en nombre égal, noyés dans l’éloignement. Aussi souvent que le permettait la tempête, aussi longtemps que le soleil éclairait, ces gros cylindres aériens, tirant sur leurs cordes, restaient immobiles, face à face ; et ces points noirs qui étaient les yeux des deux armées jalonnaient sur le ciel le front de 50 kilomètres de la prochaine bataille.
C’est du sommet des plateaux qui surplombent Roucy qu’il faut examiner l’immense champ de bataille vers le Nord et vers l’Est. Le front nord suit le chemin des crêtes sur les hauteurs qui longent la rive droite de l’Aisne. Quand, il y a un peu plus d’un siècle. Napoléon marchait sur Blücher, il lui fallut escalader ces mêmes pentes de Craonne du haut desquelles les Prussiens, aujourd’hui encore, nous regardent venir. L’excellence de leur position défensive est impressionnante. Qui ne comprendrait la difficulté de passer sur un tel obstacle ? Le canon, tous les jours, écrase les ruines de Craonne qui dégringolent le long des pentes. Notre armée a pour tâche de franchir ce mur et de combattre, avec le fossé de l’Aisne à dos. La fumée des éclatements trace sur les sommets la ligne des creutes où sont terrées les mitrailleuses allemandes. »
Pages 175 à 179 :
« C’est là, au bord de l’Aisne, devant Berry-au-Bac, que César installa les légions qu’il avaient amenées pour couvrir le pays des Rèmes menacé par une invasion du Nord. Les deux armées s’étaient fixées sur la rive droite, les Romains tournant le dos à la rivière, postés en tête de pont devant Berry-au-Bac ; le « camp de César » est indiqué sur la carte, à 4 kilomètres dans les lignes allemandes ; par temps clair, on discerne les hauteurs que suit la route de Guignicourt sur lesquelles le Romain avait posté son armée. En face, de l’autre côté du ruisseau de la Miette, les Barbares avaient installé leur camp dont les fumées et les feux de bivouac révélaient, jour et nuit, l’étendue. Les deux armées restèrent quelques jours en présence ; il y eut lutte acharnée pour la possession des acropoles de Craonne ou de Beaurieux peut-être et quelques échauffourées de cavalerie dans les prairies de Pontavert, les Barbares cherchant à traverser la rivière.
Après une tentative manquée, ils rentrèrent chez eux en se dispersant et les Romains, remontant la vallée de l’Oise, les reconduisirent jusqu’à l’Escaut. Pour de telles étapes, les plus fatigués sont prêts.
L’ « activité de l’aviation » se manifeste dans chaque repos de la tempête. Alors nos quatre canons spéciaux tirent à toute vitesse dans les trous d’azur entre les gros nuages. La nuit on entend les aviatiks ronfler et des bombes éclatent dans notre camp. Un soir, avant la nuit tombée, l’une de ces visites fut particulièrement mouvementée. Le ciel était chargé de grosses nuées qu’un vent violent chassait au ras des plateaux. Dans le sifflement de la tempête on perçut pourtant le ronflement d’un moteur, tant l’avion volait bas. Tout à coup il parut sur nos têtes, si près qu’il semblait devoir buter à la toiture de nos baraques. Mais il passa, poursuivant son vol, rapide et balançant sur ses deux ailes. Chose incroyable, nous avions reconnu la croix noire des oiseaux boches ; une telle visite dénotait tant d’audace que l’on aurait pu croire à un maquillage. Peu après, le même ronflement s’approcha en grossissant ; le même albatros revenait, survolant le camp à toute vitesse, emporté par la tempête dans laquelle on entendait son hélice hurler. Cette fois des coups de fusil partirent spontanément, des mitrailleuses s’en mêlèrent et aussi les canons. L’oiseau affolé rentra dans les nuages ; dès qu’il en sortait, les mitrailleuses recommençaient à crépiter ; il disparaissait alors dans le ciel bas, parmi les nuées galopantes, et nous comprîmes que cette bête était perdue. Comme un oiseau nocturne titubant et aveugle, elle fonçait dans le ciel, en sortait pour y rentrer, chassée par les balles. Enfin elle se laissa emporter par la tempête un peu plus loin et deux officiers allemands harassés et transis y furent cueillis. Ils revenaient d’une grande bataille aérienne sur le front anglais. Cet oiseau perdu dans la tourmente, traqué entre ciel et terre, ces ailes immenses qui fauchaient en sifflant notre plateau, les cris, les balles, le canon et le vent, cet épisode est resté dans ma mémoire, car il arrive rarement à la guerre de rencontrer des spectacles marqués d’épouvante et de grandeur.
C’est le lendemain de Pâques que la canonnade devint assez intense pour que l’on pût y reconnaître la préparation du grand coup. Au Nord, sur les crêtes le long du Chemin des Dames, des nuages noirs, blancs, vert pâle, se gonflaient subitement de place en place puis montaient sur le ciel très haut, emportés peu à peu par le vent. Vers l’Est, ils surgissaient par endroits sur la plaine chauve de Champagne, depuis le bois des Butes jusqu’à la montagne de Prouvais, et la ligne des explosions s’étendait le long du canal de Berry-au-Bac jusqu’au-delà de Brimont. Mais c’est au centre de ce front, à Craonne même, que le travail était le plus intense. Les ruines accrochées au flanc de la falaise paraissaient chaque jour plus informes. Les points et les lignes qui dessinaient encore des pans de mur s’effaçaient dans une tache pâle et confuse où l’on ne distinguait plus le roc écroulé et les maçonneries détruites. Sur le cap aigu comme un récif, une chevelure énorme de fumées flottait dans la tempête. Sur les trois bosses du bois des Buttes jaillissaient des jets noirs rougis de reflets, puis une large nappe de vapeur traînait sur le sol. Un nuage blanc, constamment renouvelé, roulait sur Corbény.
Le vent d’Ouest qui ne cessa de souffler sur les Boches emportait, avec la fumée, le tonnerre des explosions. Il n’en passait qu’un grondement confus par-dessus le sifflement des bourrasques ; il en paraissait plus formidable dans les accalmies de l’ouragan. L’artillerie allemande répondait parfois, avec rage, sur nos bois, crépitant, étincelant de coups de départs, sur Pontavert, le passage obligatoire. De temps en temps, une explosion plus puissante ébranlait jusqu’au sol ; un dépôt de munitions venait de sauter et un champignon de fumée noire, haut comme une montagne cachait pour un long moment l’horizon.
Dans ces jours qui précédèrent la péripétie finale, la nature prit part aux angoisses du drame formidable. D’énormes nuées roulant vers l’Est mettaient au-dessus de la bataille un ciel mouvant. Quand les rayons du soleil pénétraient dans cette sombre chevauchée, c’était pour jeter une clarté brutale sur d’énormes cumulus, d’aspect si compact et si pesant que l’on croyait entendre les écroulements de quelque cataclysme céleste dans le grondement du canon. Et quand un soir d’orage, du haut de Roucy ou de la ferme Saint-Jean, on regardait la Champagne, les panaches blêmes des explosions moutonnaient sur la plaine assombrie, comme l’écume livide sur une mer de plomb.
Enfin, un matin, des ronflements de moteurs et des grincements de chaînes réveillèrent le camp. Sur la route qui grimpe les pentes de notre plateau rampaient en monômes de grosses autos d’aspect sournois ; en avant, une face fermée, comme un heaume à visière baissée, un bec aigu, des yeux obliques ; un canon sort de sa petite gueule menaçante ; à l’arrière, les canonniers, sur une plate-forme, respirent par la porte ouverte hors du coffre de métal. Les lourdes bêtes avançaient cahin-caha, avec des secousses de l’arrière-train, et mordant à pleines chaînes la terre fangeuse. Elles allèrent se tasser dans une dépression et dormirent la journée sous des toiles de camouflage. Le lendemain elles avaient disparu. A notre tour, nous nous rapprochons de la bataille.
Pages 180 - 181 :
« J est arrivé. Nous sortons de nos terriers de nuit. La pluie a cessé. Mais le ciel est clos ; de gros nuages serrés glissent d’un seul mouvement. Vers quatre heures, une étroite déchirure se produit au Nord-Est, au bord de l’horizon. C’est là que va se tenter la trouée ; la lumière tranche l’ombre d’une lame aiguë et le glaive de feu reste un moment posé au ras du ciel. Toute la nuit, la grosse artillerie a grondé ; dans nos trous, nous sentions les trépidations de la terre. Il me semble maintenant que la fièvre se calme aux approches du petit jour.
Les hommes, écrasés sous l’équipement, glissent sur les pentes de boue, se rassemblent péniblement. Mais c’est en silence que, cette fois, ils se bousculent. Quand nous arrivons à la sortie du village de Roucy le matin éclaire déjà d’une lumière terne et décolorée. Les défilés qui n’ont pas cessé de toute la nuit vont s’achever. Dès que l’attaque sera commencée, ces passages vont être arrosés par l’artillerie allemande. Des convois, des autos-camions, des cavaliers armés de longues lances passent au pas, puis, en sortant du village, filent au trot allongé. Les Allemands ne savent-ils donc pas que l’heure de l’attaque est arrivée ? Un seul obus est venu se briser à la sortie du village.
A six heures six minutes, nous entrons à notre tour dans la colonne qui s’écoule sur la route pour traverser l’Aisne à Pontavert. C’est le moment même où les vagues d’assaut ont surgi des tranchées.
Un roulement de canons vient de s’étendre de l’Ouest au Sud, de Soissons à Reims : le barrage des 75 qui nous avertit que nos troupes s’élancent. Ce n’est pas le bombardement sourd des engins de tranchée, le tapage inégal de la grosse artillerie ; c’est un battement extraordinairement rapide, le galop précipité de milliers de chevaux, le crépitement de la grêle sur les toits. A Verdun, le martellement de notre artillerie paraissait morne et accablant ; mais ce n’est pas ici le sombre acharnement du roc devant la ruée inlassable des vagues ; c’est nous qui marchons et ces milliers de tambours rythment l’assaut, enlèvent le pas des plus lourds. La route a semblé courte de Roucy à Pontavert. Nous avons franchi sans accroc le canal de l’Aisne ; des pontonniers travaillaient encore aux passerelles. »
Pages 187-188 :
« Le soir vient ; je me décide à ramener mes hommes à Pontavert ; des gens du génie qui marchent avec nous ont reçu l’ordre de rejoindre leur unité. Nous refaisons, d’un pas lourd, cette route que nous suivions si allégrement le matin. Retour morose d’une excursion manquée. L’espoir, la curiosité qui nous poussaient sont tombés ; et l’on sent davantage le poids du fourniment. »
Page 189 :
« Dans cette journée du 16 avril, rien de particulièrement pénible n’est venu nous avertir que la journée n’était pas bonne. Elle avait été moins dure que beaucoup d’autres. Ce n’est pas une marche de nuit, sous l’averse et la neige, qui peut sembler un événement désastreux. Aussi, à part quelque fatigue, n’y avait-il point de tristesse chez ces hommes qui revenaient à leur point de départ. C’est à la réflexion seulement que, me trouvant, à l’aube, au sommet de ces plateaux d’où nous étions descendus pour aller vers le Nord-Est, je compris que nous venions de renoncer à la poussée en avant. »