Préface de Stéphane Audoin-Rouzeau.
(Imago, 1998, 2003)
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Jeune Normalien, ami de Romain Rolland, Paul Tuffrau fait toute la guerre 14-18 sur le front. Acteur réfléchi, observateur lucide, il décrit dans ses Carnets la fièvre de la mobilisation, les terribles batailles où il se trouve engagé – dans les secteurs de la Marne, de Soissons, en Artois, à Verdun, au Chemin des Dames… - et la dure vie des tranchées.
Paul Tuffrau sait voir, écouter, raconter et, en dépit de la réalité infernale, il garde son humanité.
Remarqué par le général Mangin pour ses qualités de chef, il refusera d’être rattaché à l’état-major, et demeurera sur le front, avec ses hommes, jusqu’à la fin de la guerre. Paul Tuffrau sera démobilisé en mars 1919 : « La vie reprend, les choses sont les mêmes, nous seuls avons changé », écrit-il à son retour.
Stéphane Audoin-Rouzeau est codirecteur du Centre de Recherches de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne et professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Picardie-Jules Verne.
Paul TUFFRAU a été mobilisé, dès le 2 août 1914, comme sous-lieutenant au 246e régiment d’infanterie.
En mai 1916, il est à Concevreux quand quatre soldats du 96e R.I. sont condamnés à mort « pour l’exemple », à Roucy, par le conseil de guerre de la 55e Division.
C’est ce passage que nous reproduisons ci-dessous.
Page 119 – 120 :
« Concevreux 30 mai 1916. De tous côtés ici, bruits de paix ; c’est même le vœu de tous ; et, à l’Hôtel des Trois Poissons, j’étais le seul à défendre la continuation de la guerre, au point de vue de la dignité nationale, que tout le monde taxait (peut-être avec raison) « d’amour-propre stupide » : pays voué à la ruine, disaient-ils, parce que saigné d’hommes, écrasé de dettes, diminué dans sa productivité et dans son activité commerciale ; épuisement financier, inutilité des massacres.
Dans les premiers jours de la semaine, il y a eu un matin quatre soldats du 96 fusillés près de Roucy, par le 5e bataillon de chez nous. La veille, on avait commandé de service une compagnie, cantonnée à Concevreux, pour 3 heures du matin ; on n’avait pas dit pourquoi, mais les hommes se doutaient, et les groupes étaient nombreux qui discutaient. Je n’ai pas entendu la salve, mais j’ai su, par Bourgeois et par Geoffroy, qu’on avait amené les condamnés une heure trop tôt, avant les troupes ; qu’un d’eux, un fort gaillard de dix-neuf ans, engagé pour la guerre, vitalité de taureau, hurlait d’une voix profonde et puissante : « Me tuer, moi ? Allons donc ! mais c’est impossible ! « Bayon dirigeait l’exécution ; il avait fait préparer quatre poteaux, apporter des cordes car il devinait qu’ils se débattraient ; cela a été vite fait, chacun ayant hâte d’en finir ; aussitôt attachés, les quatre pelotons ont fait en ligne face à gauche, visé, et sans même qu’il y ait eu de commandement, le premier coup de feu a entraîné les autres. Après quoi, Bayon a infligé huit jours d’arrêt à un maréchal des logis qui devait représenter la division et qui est arrivé avec quatre minutes de retard : « Vous faites mourir ces hommes deux fois, vous ! »
Sapinière, 3 juin 1916. Il y a eu deux cas de folie dans la compagnie de Lhomme. Le soir de la relève, un sergent vient lui dire que X… inquiétait tout le monde. Il le fait venir : « Voilà, mon lieutenant, je suis prêt. Je sais que je dois être fusillé demain matin, j’aime autant y passer tout de suite. » Il a vainement essayé de le raisonner, lui demandant sa faute : « Eh bien, après l’exécution de l’autre jour, j’ai écrit chez moi. On a ouvert ma lettre, et je vais être fusillé. » - « Qu’est-ce que vous aviez donc écrit ? » - « Eh bien, j’avais écrit qu’au bout de vingt mois de campagne, il fallait que les chefs soient vraiment cruels pour mettre quatre de nos camarades au poteau. » Idée fixe. Evacué. »