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En 1914, Octave Marchand (21.01.1881 – 21.12.1973) est clerc de notaire à Montlhéry (Seine-et-Oise). Il est marié et père de trois enfants lors de la déclaration de guerre. Un quatrième enfant va naître en octobre 1914.
Il débute la guerre comme sergent fourrier au 131e R.I. (Régiment d’Infanterie) à Orléans. Le 25 août, il rejoint son régiment sur le front, en Argonne puis dans la Somme.
En janvier 1917, il est dans l’Aisne, aux environs de Concevreux - Ventelay, où il est chargé du cantonnement.
Comme beaucoup d’autres, son chemin passe par Roucy, notamment pendant l’offensive Nivelle d’avril 1917.
Le 19 juillet 1917, à la suite d’une circulaire concernant les pères de quatre enfants, il quittera le 131e R.I. pour intégrer le 66e R.I.T. (Régiment d’infanterie territoriale).
Le sergent fourrier Octave Désiré Marchand a tenu ses carnets de route du 1er août 1914 au lendemain de l’armistice de 1918.
Dès le 18 septembre 1914, il écrit : « Ces douleurs, ces plaintes, cette horrible vision du sang qui coule à flot des blessures, n’ont plus d’effet sur moi ; mon cœur, jadis si sensible, est devenu dur comme pierre. »
Et le 3 janvier 1915, il note : « les pauvres condamnés à mort que nous sommes ! »
C’est à sa petite-fille, Christiane Marchand Burgan, que l’on doit de connaître ce document exceptionnel, publié en 1999 aux Editions Osmondes, sous le titre L’Enfer au quotidien. Carnets de route.
Nous en extrayons quelques courts extraits concernant notre village.
Pages 353-354 (il cantonne alors à Concevreux).
« 13 Janvier (1917)
Après la soupe du matin, je me rends, pour les besoins du service, à la Prévôté de la 69ème d’Infanterie de Roucy.
En cours de route, je remarque que toutes les routes, et la ligne de chemin de fer départemental, sont camouflées, avec des branchages et des toiles, pour les cacher aux vues de l’ennemi.
Roucy, la Grande Rue, camouflée par des toiles.
A Roucy, je remarque : Le château, établi sur une colline, au milieu du village qu’il domine, a reçu plusieurs obus, l’aile Nord et la couverture sont endommagées, plusieurs arbres du parc entourant le château sont coupés par les obus.
Le château de Roucy endommagé.
Les restes d’une abbaye, se trouvant en face du château, de l’autre côté de la rue.
Un certain nombre de maisons, touchées par les obus.
Et le cimetière militaire, où reposent une centaine de soldats français et quelques soldats allemands.
Je rentre à Concevreux, en longeant la ligne du chemin de fer, et je remarque de nombreux ouvrages de défense, établis au bas des coteaux, faisant face à l’Aisne, en face Chaubarde (Chaudardes).
L’Aisne déborde de tous côtés, les aux arrivent jusqu’au tablier du pont ; et la campagne est toute inondée, ce qui rend pénible le ravitaillement en ligne. (froid et neige) »
Page 354.
… « 15 Janvier
Dans la matinée, je me rends à Roucy, pour aller chercher du matériel pour le cantonnement. Le temps reste froid et neigeux. En ligne, le calme continue à régner ; quelques obus, et c’est tout. »
Page 358.
… « 1er Février
Le temps reste extrêmement froid, le matin en particulier. Dès que l’on sort dehors, la barbe et les moustaches sont blanches de glace. Je ne me souviens pas avoir vu un hiver aussi rigoureux.
Roucy sous la neige (en 1918).
Je reçois un colis de mes bons parents contenant notamment des œufs durs, transformés en blocs de glace, que je suis obligé de faire dégeler sur le poêle pour pouvoir les manger. »
Page 359.
... « 3 Février
… Le froid est de plus en plus rigoureux et il parait que le thermomètre descend de 15° à 18° en dessous de zéro. La terre est couverte de neige et un vent glacial ne cesse de souffler.
La gare de Roucy.
Le réservoir d'eau recouvert par la glace.
… Une épidémie de rougeole et de scarlatine éclate dans le camp et un certain nombre d’hommes sont évacués.
Le ravitaillement est extrêmement difficile, les chevaux glissent et tombent à chaque instant sur les routes. Le pain, les légumes et le vin sont complètement gelés et les hommes sont obligés de les faire dégeler au feu. Le pain est coupé à la hache, rien à faire pour le couper au couteau.
J’ai un fort rhume de cerveau et ne cesse de moucher et de tousser. Dans la journée, le soleil se montre un peu, mais le froid reste le même.
Page 363.
… « 17 Février
Le dégel commence. Les permissionnaires rentrent en grand nombre. »
Pages 371-372.
… « 2 Avril
Je reste à Ventelay pour m’occuper de la nourriture de tous les hommes du régiment détachés dans le village.
Le pays regorge de troupes de toutes armes ; d’innombrables voitures et camions transportent des obus et du matériel vers les lignes.
Vers 13 heures le Président Poincarré, le général Nivelle et d’autres généraux, et quelques civils passent en auto à Ventelay et se dirigent vers Roucy, qui est bombardé.
Le Président occupe la 2ème voiture. Deux officiers montés sur la 1ère voiture nous crient : « saluez la 2ème voiture » et les soldats saluent. »
Page 372.
… « 4 Avril
Temps froid et pluvieux. L’animation est grande dans le village, notamment à la chute du jour, au moment où voitures et camions de ravitaillement montent vers les lignes, en passant par Roucy et Pontavert.
5 Avril
Rien à signaler dans la matinée. Dans l’après-midi, l’officier de détails me charge de conduire des effets aux pionniers de la Compagnie qui sont en ligne au nord de Pontavert, dans le ravin des tombes.
Nous partons en voiture vers 18 h et nous nous plaçons dans l’interminable convoi de voitures et de camions se dirigeant vers Roucy. Les arrêts sont très fréquents et assez longs, en raison de l’affluence des véhicules.
Nous passons à Roucy, qui est bombardé, sans encombre, puis nous nous dirigeons vers Pontavert et traversons les passerelles établies par le Génie sur le canal et sur l’Aisne ; puis nous tournons à droite, en longeant le parc du château ; puis à gauche, où nous trouvons l’allée des tombes, ainsi dénommée à cause de nombreuses tombes de soldats qui se trouvent en cet endroit. »
Pontavert. Passerelle sur l'Aisne, à côté du pont détruit.
Page 375.
… « 14 Avril
Les opérations sont ajournées de 24 heures.
Le régiment doit monter en ligne dans la nuit ; il est désigné comme réserve de Corps d’Armée et va se masser dans les bois entre Roucy et Concevreux. »
Page 376.
… « 15 Avril
Le régiment monte en réserve à Roucy. »
… « C’est demain « jour J » que doit avoir lieu la grande attaque sur le front Reims-Soissons.
Toute la journée et toute la nuit, une furieuse canonnade est déchaînée sur tout le front. La terre tremble sous les coups et un formidable tonnerre gronde sur toute la ligne.
16 Avril
Aujourd’hui « jour J » - Jour d’attaque. Vers 7h. nous apprenons que les premières lignes allemandes sont prises sur tout le front et que les prisonniers et le matériel capturés sont nombreux. Les Allemands offrent une grande résistance et les pertes sont sévères des deux côtés.
La canonnade ne cesse pas un instant, et continue à gronder terriblement, notamment au cours de la nuit. Les Allemands doivent contre-attaquer.
17 Avril
Temps déplorable, la neige et la pluie ne cessent de tomber et un vent glacial coupe la figure. La pluie et le vent éteignent les feux.
Le régiment a dû prendre position au cours de la nuit. Je vois passer 2 ou 300 prisonniers allemands faits la veille. Tous sont havres et fatigués et respirent la misère. Un cortège de prisonniers blessés fait peine à voir, ainsi d’ailleurs que celui de nos camarades qui descendent des lignes, pâles et couverts de boue. »
Page 377.
« 19 Avril
Notre offensive se ralentit pour des raisons que nous ignorons… »
Page 382.
… « 21 Mai
Temps chaud et orageux. Forte canonnade en ligne.
Vers 14 heures nous entendons des coups de mitrailleuses dans la direction de la saucisse (ballon d’observation) qui se trouve entre Roucy et Bouvancourt. Nous apercevons un avion allemand qui descend des nuages et survole de très près la saucisse qu’il mitraille avec des balles incendiaires. Nous voyons l’observateur qui se jette en dehors de la nacelle et descend en parachute.
Saucisse incendiée.
Au même instant, une petite flamme orange sort du ballon ; en un clin d’œil celui-ci est complètement embrasé et tombe vers le sol en dégageant une épaisse fumée noire. Un instant nous craignons que l’enveloppe enflammée ne tombe sur le parachute et ne carbonise le malheureux observateur qui descend doucement vers le sol.
L’avion allemand se dirige aussitôt vers l’autre saucisse qui se trouve à gauche de la première et la mitraille de très près ; celle-ci prend feu à son tour et nous apercevons l’observateur descendre en parachute, comme son camarade. Une minute après, il ne reste plus qu’un nuage de fumée noire où se trouvaient nos deux saucisses.
L’avion ennemi, canonné par nos canons spéciaux, disparaît vers ses lignes.
A la chute du jour, vers 21 heures alors que nous prenions le frais, assis près de nos tentes, nous entendons le bruit d’un avion que nous voyons descendre des nuages et fondre sur un de nos ballons d’observation, à droite de la ferme du Faité, près de Roucy.
Saucisse observant le front vers Craonne.
Nous entendons les mitrailleuses de l’avion et voyons de nombreuses étincelles de feu qui sont des balles incendiaires destinées à enflammer le gaz du ballon.
Au même instant, notre mitrailleuse de garde au ballon, tire sur l’avion, avec, également, des balles incendiaires que nous voyons partir en gerbe, de terre, et monter en direction de l’avion. L’aviateur a manqué son coup et sans doute effrayé par le tir de notre mitrailleuse et de ses balles incendiaires, remonte dans les nuages et disparait.
Aux premiers coups de la mitrailleuse ennemie, l’observateur s’était jeté en parachute. »
Pages 389 à 391.
… « 30 Juin
Le régiment quitte le camp à 2 heures pour remonter en ligne.
Nous empruntons le même itinéraire que pour l’aller, c’est-à-dire Courville, Unchair, Breuil, Romain et Ventelay, où le 2ème bataillon et la Compagnie H.R cantonnent. Le colonel, et les 1er et 3ème bataillons cantonnent à Roucy, et dans les bois environnants.
En cours de route, la pluie tombe à torrent et nous sommes trempés et couverts de boue en arrivant au cantonnement. Espérons que l’intendance pensera un jour à nous donner un vêtement imperméable, aussi modeste soit-il !!
Je passe le reste de la journée à parcourir les rues de Ventelay pour trouver un logement aux officiers de la Compagnie.
Je loge au n° 21 de la rue de Roucy, dans une petite pièce sans mobilier… »
… « 1er Juillet
… Dans la soirée, je vais, à Roucy, communiquer au bureau du colonel, qui est installé dans une cave, sous la maison du notaire, rue de Pontavert, en face du château.
Le village est bombardé chaque jour ; malgré cela, un certain nombre de civils habitent encore le malheureux pays qui est fort endommagé par les obus.
Le château, qui domine le pays, a été touché plusieurs fois.
2 Juillet
Temps chaud et superbe. Dans l’après-midi, je retourne à Roucy, pour prendre les ordres. Je reviens par des sentiers défilés sous bois, d’où l’on voit très bien les lignes de Craonne à Berry au Bac.
3 Juillet
Beau temps. Je vois, sur les journaux, que les Russes ont pris l’offensive et fait 8 000 prisonniers.
Dans la soirée, je me rends à Roucy, pour payer le prêt à des hommes de la Compagnie.
Je reviens par le sentier défilé à travers bois, et je m’arrête quelques instants à un observatoire établi sur le sommet de la crête, d’où l’on découvre très bien les lignes depuis Craonne jusqu’à Berry au Bac. »
…« 4 Juillet
… Vers 22 heures, les Allemands bombardent Roucy avec de gros projectiles ; les explosions secouent la petite maison où je loge. »
Page 392.
… » 16 Juillet
Dans l’après-midi, je suis chargé de conduire un détachement de six hommes condamnés par les Conseils de guerre, à diverses peines ; parmi ces hommes : deux blessés non guéris et un père de 5 enfants. Ces soldats qui n’avaient pas à revenir au front, ont compris un peu trop tard, l’inconvénient qu’il y a de faire la forte tête à l’arrière.
Nous passons Roucy, et arrivons au Bois Savard (Bois Savart), entre Roucy et Pontavert, à gauche de la route – où je laisse mes prisonniers qui doivent monter en ligne au cours de la nuit, avec le ravitaillement.
Je reviens à Ventelay par la piste, au Sud de la route de Pontavert, et passe au Sud de Roucy, d’où l’on découvre l’immense panorama des lignes depuis Craonne jusqu’à Berry au Bac.
L’artillerie allemande bombarde nos positions en divers endroits et notamment aux environs de Pontavert, d’épaisses colonnes de fumée noire, produites par l’éclatement des obus s’élèvent de tous côtés.
Je rencontre deux vieilles femmes qui travaillent dans un champ de vigne, sans avoir l’air de se soucier que l’endroit où elles se trouvent peut encore être bombardé, ainsi que le prouvent les grands trous d’obus que l’on voit de distance en distance. Ces pauvres vieilles, qui habitent Roucy, où les obus tombent journellement, continuent à cultiver leur vigne pour faire pousser le raisin qui sera sans doute récolté par les soldats ; ceci prouve bien l’attachement du paysan à sa terre… »
Page 393.
… « 19 Juillet
Vers 2 h. du matin, alors que je dormais sur ma couchette dans la cave, le sergent-major vient me réveiller, et m’annonce que je quittais le régiment le matin même, à 8 heures, pour être dirigé sur le 5ème bataillon du 66ème Régiment Territorial à Arics le Ponsart, avec plusieurs camarades, pères, comme moi, de 4 enfants ou ayant eu 3 frères tués. Et ce, par suite d’une circulaire du Grand Quartier Général, en date du 5 Juillet 1917.
Je me levai presque aussitôt pour faire mes préparatifs de départ et réveiller les hommes devant partir avec moi.
La pluie tombe.
J’ai le cœur un peu serré à la pensée de quitter mes camarades et mon régiment où je suis bientôt depuis 3 ans (le 2 Avril 14) (en fait 2 août 14).
D’autre part, mon devoir de père de famille m’oblige aussi à penser à l’avenir des miens et je suis décidé à suivre le sort que la loi m’assigne. »…
NDLR
Octave Marchand a reçu la Croix de guerre (1917) et la médaille de l’Argonne (1963).
Proposé pour la médaille militaire fin novembre 1914, elle lui sera remise le 4 septembre… 1960.
Registre matricule d'Octave Marchand
N.D.L.R : les illustrations de cet article ne figurent pas dans l'ouvrage, mais appartiennent à des collections privées.