Roucy au fil des pages
Roucy est présent dans quelques témoignages de la guerre 1914-1918 et divers documents historiques grâce à la richesse de son passé, plus rarement dans les ouvrages littéraires ou poétiques.
Nous vous présentons ici, les romans, poésies, lettres, etc., découverts au fils de nos lectures et faisant référence à Roucy.
Notre but est, peut-être de vous les faire découvrir, assurément de vous donner l’envie de les lire.
Aujourd’hui le général Mangin à Roucy dans des extraits de :
Henri DUTHEIL. De Sauret la Honte à Mangin le Boucher. Roman comique d’un état-major.
Nouvelle Librairie Nationale. Paris, 1923.
L'auteur :
Né en 1892, Henri Miguet est affecté au début de la guerre comme secrétaire à l’état-major de la 5e D.I., où il demeure jusqu’en juin 1916 (avec des interruptions pour cause de maladie), date à laquelle s’achève son récit (sous le pseudonyme d’Henri Dutheil). Pour Norton Cru, l’auteur, qui se situe dans la mouvance de l’Action Française et de Léon Daudet, " fait de la politique, assouvit ses haines personnelles et ses haines de parti, et n’écrit un livre de guerre que pour avoir l’occasion de placer ses jugements sur tout autre chose. "(Témoins ; p.301-302)
N.B. : les illustrations proviennent de collections privées et ne figurent pas dans le livre.
La mobilisation
Page 9 : " Comme Binet-Valmer, citoyen de Genève, Henri Dutheil, citoyen de Paris, est parti pour la guerre avec l’état-major d’une division d’infanterie, la 5e du IIIe Corps d’Armée (Binet-Valmer, avec la 7e du IVe Corps). "
Le général Mangin
Page 94 : " Mangin… des années ont suivi les 22 mois que j’ai vécus près de lui, dans son voisinage immédiat, dans son ombre… les 22 mois de front, où je fus l’un des cinq secrétaires de son Etat-Major, - quelqu’un de sa suite, directement : l’approchant à toute heure du jour, de nuit, dans toutes les circonstances – si dramatiques parfois ! Des années se sont écoulées – et son nom prononcé soulève en moi un bouillonnement d’émotion, d’images, de sentiments, de souvenirs, un flot chargé, complexe, inanalysable, que le temps n’a pas clarifié. "
Le général Mangin.
L'Etat-Major de Mangin
Page 116 : " Il me va falloir écrire maintenant l’histoire comique – héroï-comique plutôt – de tout le petit groupe humain qui gravitait autour de Mangin ; des satellites de tous rangs qui évoluaient autour de cet astre de première grandeur : officiers, sous-officiers, caporaux et soldats, du Chef d’Etat-Major jusqu’au dernier tambour. Ce sera la vie intérieure d’un Q.G. de Division pendant la guerre – avec ses types principaux, ses premiers rôles, ses comparses ; ses traditions, ses routines ou manies ; les incidents notables de sa longue odyssée ; ses nombreux déplacements, qui faisaient ressembler parfois nos fourgons réglementaires au chariot de Thespis " comme un essaim chantant d’histrions en voyage… " et certes, les comédiens ne manquaient pas, dans la " troupe de Mangin…"
L'arrivée à Roucy
Pages 167 - 168 : " 3e station : Roucy (cinq mois).
En plein hiver, sous des averses glacées, une bise qui nous flagellait, par des routes défoncées que la nuit, tombant vite, rendait impraticables aux piétons, nous quittâmes Chenay pour Roucy – le département de la Marne pour celui de l’Aisne.
Les fourriers nous avaient fait, d’avance, mille descriptions colorées de cette nouvelle garnison… elle perchait sur la côte, face à Craonne, face aux Boches. Il fallait pour y arriver, se défiler aux vues ; on n’y accédait en plein jour que par petits paquets, par groupes isolés. Les convois n’y venaient que la nuit, toutes lumières masquées. Ces récits, d’autres encore, propagés, amplifiés, faisaient de Roucy un lieu mystérieux, inquiétant, terrible, plein d’attraits et de dangers, que nous n’abordions point sans un petit frisson… Dans quelle mesure exacte il méritait sa réputation, on en jugera par les lettres ci-dessous, adressées à Rouen, à l’ami Romanet. "
Roucy, la ville inconnue
Page 168 : "Fin décembre 1914.
Mon cher ami, nous sommes installés depuis 3 jours dans la " ville inconnue " qui n’a pas déçu nos imaginations. C’est une bourgade ancienne, dont les groupes de maisons basses, couvertes de tuiles brunes, s’étagent en espalier sur des plates-formes successives au flanc de la falaise de l’Aisne. Rues montueuses, places irrégulières autour de leur fontaine, église massive et grise, ruines d’une chapelle abandonnée ; et dominant tout le pays, un blanc château moderne construit sur les vestiges de quelque burg gothique."
A gauche, le château, à droite le prieuré.
Le prieuré
Pages 168 - 169 : " Nous habitons au pied de ce château, un prieuré dont les deux longues terrasses plongent dans la vallée, et d’où se découvre un vaste et beau panorama. La demeure est meublée avec un luxe sobre, dans le style anglais, relevé par quelques belles pièces : commodes Louis XVI, guéridons, consoles, miroirs des bonnes époques, aux lignes simples et pures. Un vrai décor de roman de Boylesve. Je m’y représente facilement la jeune fille bien élevée qui, le soir, rêve vaguement à la fenêtre de sa chambre blanche et claire, en regardant le paysage ; et, dans le salon un peu solennel, une famille un peu gourmée mais dont le traditionalisme est agréablement tempéré par beaucoup de goût et de politesse naturelle ; enfin le vieil oncle philosophe et sentencieux qui va des fleurs de son jardin aux livres de sa bibliothèque (in-8°, veau, dos orné, tranches dorées, filets et armes sur les plats).
La terrasse du prieuré avant-guerre
Il y a malheureusement en face de nous, dans les lignes boches, de l’autre côté de la rivière, une sacrée batterie d’obusiers qui nous bombarde chaque jour de 2 à 3 h. après-midi, et crache la mort sur le paisible village. Nous entendons l’obus partir au loin, du fond des brumes, arriver en sifflant lugubrement, éclater avec fracas, tantôt devant nous, tantôt derrière, ou à gauche, ou à droite – et nous nous entassons dans les caves en attendant la fin de la distribution. Tous les carreaux du patelin sont descendus dans la rue, les murs sont ébréchés, troués, criblés de shrapnells, les toitures arrachées, des bicoques sont éventrées et des gens sont tués, de-ci de-là. Ça ne vaut pas le quartier Ganterie et ton petit colombier au 4° dont tu me fais une si alléchante description.
Dès la nuit tombée, toute lumière est sévèrement proscrite dans les cantonnements : on se balade à tâtons, en trébuchant à chaque pas sur les escaliers éboulés. Cependant des projecteurs balayent les ténèbres, des fusées éclairantes illuminent l’horizon, des coups de feu fulgurent dans l’ombre, et le canon, sans cesse, tonne… "
L'épicière
Pages 171 - 172 : " MADAME Baluchoux.
Notre popote est établie chez une épicière de trente ans, chaude comme braise, et de qui l’appétissante maturité se laisse volontiers frôler par nos soudards, hérissés de poils, mouchetés de boue, sevrés de femmes depuis six mois. Elle évolue parmi ces mâles (qui assaillent sa boutique comme s’il s’agissait d’un couvent de nonnains), débite du gruyère, emplit des bidons, vend des boîtes de sardines, en corsage très décolleté ; un mince ruban de velours noir autour du cou gras et blanc soutient un petit pendentif qui sautille au-dessus de la naissance des seins, le polisson ! Les yeux des poilus flamboient sous les sourcils en broussailles ; et l’on dirait une chèvre de Sabbat dansant au milieu des boucs.
Elle cherche auprès de moi des frissons d’un autre genre. D’abord, imagines-tu la " découpure " légèrement effarante que je balade par les rues de ce bourg crapouilloté ? Ma longueur, ma maigreur perpétuellement et frileusement enveloppées dans ma capote (qui depuis le départ de Rouen n’a guère quitté mes épaules plus souvent que mon pantalon mes jambes) ; une calotte de laine bleu foncé couvrant hermétiquement mon crâne rasé dont elle épouse la forme, je ressemble à un diseur de messes noires ; de plus tu sais que mon menton barbu et mes dissertations érudites et prolixes sur des points scabreux de casuistique amoureuse, m’ont valu le surnom de « Satyre ». Alors, elle me dit : " Mon satyre chéri, vous avez l’air d’un moine, et vos yeux sont très beaux " Je lui pose, d’une voix insinuante, des questions d’une impudence extrême.
Parfois, je lui déclame " con amore " des vers de Verlaine ou de Musset, ou je chante à tue-tête des scies de casernes, ou je crible de brocards Bérard, le réserviste d’Albert Guillaume, le Père Aubry qui n’en peut mais. Ces brusques transitions me font passer pour un détraqué, d’autant plus facilement que Frantz ce gros poussah, m’accuse d’avoir bu de l’éther, jadis.
Je laisse dire, je laisse pousser cette réputation, je continue à jouer ce rôle… ça les amuse et ça me détend les nerfs. Et puis j’en demande pardon mentalement à ma petite madone, le soir en faisant les cent pas, avant de me pieuter, sur la terrasse du Prieuré."
Roucy la nuit
Page 173 : "La bourgade sommeille à mes pieds ; au-delà s’étend la plaine dont les chemins geignent sous les cahots des trains régimentaires descendant ravitailler les habitants des tranchées ; puis l’Aisne débordée dont la nappe s’étale sur les prairies qu’elle inonde ; enfin les bois où serpente la " ligne de feu ", et de l’autre côté, la masse indistincte des plateaux que tient l’ennemi, l’horizon immense, mystérieux, avec ses feux et ses fusées, ses fulgurations et ses lueurs, l’aboiement de ses canons…
Il y a des nuits calmes, où ne sonnent que de rares coups de fusil isolés, espacés : sentinelles surprises, patrouilles qui se rencontrent à la corne d’un boqueteau.
D’autre fois, c’est un vacarme infernal, pétarade sur tout le front, mousqueteries, mitraillades, détonations précipitées du 75, grondements des gros canons – tout marche, tout fonctionne, les obus éclairants, les projecteurs, les signaux rouges, blancs, bleus… Ca ne nous empêche pas de nous endormir dans notre grenier, sur les paillasses de notre galetas, lorsque le travail nocturne nous a suffisamment vannés. On se fait à tout, même à l’ennui de cette existence monotone coupée d’émotions trop violentes. "
Mangin en 1ère ligne
Pages 182 - 184 : " La journée de Mangin à Roucy…
Le grand enfonceur et défonceur de Boches, comme l’appelle si justement Léon Daudet, se levait tôt ; le petit déjeuner expédié, il partait " dans le secteur ". L’auto devait le conduire jusqu’au point où la route, défoncée par les obus, devenait impraticable ; que cette route d’ailleurs fût exposée ou non aux vues de l’ennemi, à proximité des lignes ou loin d’elles, camouflée ou pas camouflée. C’étaient là les cadets de ses soucis. Aussi lui fallait-il des chauffeurs "casse-gueule ", et un accompagnement de marmites était-il la chose la plus courante du monde au cours de ces petites excursions.
Quand les boches mettaient de l’acharnement à poursuivre cette cible rapide, quand ils dépensaient beaucoup d’obus et tiraient sur lui un grand nombre de coups de canon, il était extrêmement flatté, et souriait d’aise, sans aucune affectation. " A la bonne heure ", semblait-il dire. " Ils font bien les choses, aujourd’hui, ils savent à qui ils ont affaire et me saluent selon mon rang. " Réellement, cette politesse l’enchantait, et il s’étalait, épanoui. A côté de lui ses compagnons serraient les fesses, et le chauffeur filait comme un gibier traqué, sans souci des trous ni des ornières…
En suivant le boyau, et jusque dans les tranchées de première ligne, il gardait cette splendide indifférence, ne prenait pas la peine de se baisser aux endroits dangereux, ou d’enlever son képi provoquant, rouge, doré, étincelant, qui se voyait à deux kilomètres. Les hommes gobaient cette crânerie, au début ; mais ensuite elle ne les séduisit plus que médiocrement, car cette façon de " ne pas passer inaperçu " avait le plus souvent pour eux des conséquences fâcheuses. Les Boches, estomaqués du toupet de Mangin, signalaient sa présence " en face " ; au bout du temps nécessaire aux réactions de cette race lourde et lente, l’endroit où ils avaient aperçu le képi insolent recevait quelques copieuses rafales de grenades, de mitrailleuses et de torpilles, voire d’obus. A ce moment, le général était déjà loin, mais la garnison de ce point névralgique " dégustait " la ration à lui destinée, et le maudissait de tout son cœur. "
Le général Mangin dans les tranchées.
Déjeuner au prieuré de Roucy
Pages 185 - 187 : "Quand il n’avait prié à déjeuner ni Hanotaux, ni Doumic, ni Botrel, ni Paul Adam, Mangin se moquait de l’heure comme d’une guigne ; et comme les officiers de sa popote ne pouvaient pas décemment se mettre à table sans lui, l’inexactitude du " Vieux " les mettait souvent de fort méchante humeur. Dame ! À ceux qui soignaient une vieille maladie d’estomac, il eût fallu une vie régulière, des repas à heures fixes. C’est une chose réalisable quand on a la veine d’appartenir à un Etat-Major de Division ! Mais allez donc obtenir cela de ce diable d’homme dont la guerre est la raison d’être, qu’elle passionne, qu’elle absorbe au point que tout préoccupation lui semble secondaire, même dans les secteurs les plus calmes…
Ces messieurs, à partir de midi, se mettaient à marcher de long en large ainsi que, dans une cage, des tigres affamés. Tout en grommelant, ils regardaient l’heure, poussaient un soupir, faisaient une grimace, et reprenaient leurs allées et venues mélancoliques.
Les cuisiniers grognaient aussi. Toute l’autorité de Baba lui-même ne suffisait pas toujours à leur faire rentrer leurs protestations dans le ventre. " Il sait bien te le dire quand le rôti est brûlé, lamentait Eugène Guyan, avec son traînant accent d’Oissel, mais penses-tu qu’il se grouillerait un peu pour arriver en temps… Si j’étais civil je le " quitterais tomber ", ton Patron ! "
" T’sst’ ! faisait Baba, z’entends li voiture ! "
Un " Ah ! " général de soulagement détendait immédiatement tous ces visages renfrognés, et sur les talons du chef, qui répondait aux saluts, souriant, affable, on se précipitait dans la salle à manger avec un grand bruit de bottes et des exclamations satisfaites.
L’après-midi, il travaillait dans son bureau, seul ou avec son chef d’Etat-Major, recevait des chefs de corps ou d’unités. Il avait une puissance de labeur proportionnée à toutes ses autres étonnantes qualités d’organisateur et de meneur d’hommes, à sa résistance physique.
Baba plaçait toujours en belle vue dans l’appartement de son maître la photo de Mme Mangin et de ses enfants, quelques autres objets personnels, que le général transportait partout avec lui et qui partout, dans ces logements de hasard, instituaient le " chez lui ". Et puis un parfum violent, qui était le sien, celui dont il usait dans sa toilette, imprégnait vite les locaux qu’il habitait et indiquait à tous : c’est ici la tanière du lion."
Les soirées au prieuré
Pages 187 - 189 : "Après le dîner, je l’ai dit déjà, le général s’accordait et accordait à son entourage quelques moments de récréation. On fumait des pipes, on jouait au bridge ou aux échecs, on parcourait les revues auxquelles il était abonné : Illustration, Revue de Paris, Revue des Deux Mondes, un tas de journaux. Puis on se remettait à la besogne, c’était pour nous l’instant du coup de feu : l’arrivée du courrier du corps d’armée, les ordres de l’armée à copier, à répartir, à transmettre, les instructions de Mangin et de son Etat-Major élaborées dans le courant de la journée et qu’il s’agissait maintenant de taper, de tirer et de faire parvenir aux intéressés. Cela nous conduisait habituellement jusque passé minuit. Alors le général s’enfermait encore une fois dans sa chambre et là il confectionnait, avec une ponctualité digne d’éloges, sa lettre quotidienne à sa femme. Cette lettre écrite, il la mettait sous enveloppe, et pour la cacheter, ne se contentait pas d’humecter d’un peu de salive le bord gommé, mais badigeonnait toute la face interne de la partie à rabattre d’une dose massive de colle très forte, et fermait… sans doute se méfiait-il des indiscrétions d’un quelconque cabinet noir et prenait-il ses précautions en conséquence. Quand il avait fini, il revenait jusqu’à la salle où nous nous tenions et remettait ce pli entre les mains de notre sergent et vaguemestre : Madeline, ou de l’un de nous. Il était parfois 1 heure, 2 heures du matin… mais un secrétaire au moins devait veiller jusque-là, attendre la remise de la lettre du Général, par le Général lui-même.
Quand on tombait de sommeil, cette attente supplémentaire prenait des allures d’épouvantable corvée. Un soir, que j’étais de planton, je m’étais vaguement assoupi sur une chaise, tenant dans chaque main un de mes souliers que j’avais quittés d’avance pour être plus vite couché. La porte en s’ouvrant me fit sursauter. Le général était devant moi. Il m’impressionnait énormément : jamais je n’ai pu, vis-à-vis de lui, prendre de l’assurance, me familiariser. Jamais, quand il m’a adressé la parole, je n’ai pu lui répondre autrement qu’en bafouillant. Cette fois-là, encore à demi endormi, le trouble que me causait toujours sa présence atteignit son maximum : me levant subitement, j’ouvris la main droite pour le saluer : et le godillot que je tenais dans cette main, abandonné lâchement, roula sur le sol avec fracas. A ce moment précis, Mangin me présenta sa lettre : pour la recevoir je tendis la main gauche, lâchant mon autre croquenot qui s’en fut retrouver, avec le même bruit, son frère sur le plancher. Mangin sourit, imperceptiblement, et me dit ensuite, très Régence : " Bonne nuit, mon ami, dormez bien. " Rouge comme un homard, furieux et confus de ma maladresse, j’ouvris la bouche toute grande, mais aucun son n’en sortit. " Bon, il va me prendre aussi pour un mal poli… ou pour un être complètement abruti, " me dis-je : et, comme il refermait la porte, je fis un effort désespéré, je parvins à arracher de mon gosier ces mots que je hurlai d’une voix suppliante et retentissante : Bonsoir mon Capitaine !
Un petit rire sonna dans le couloir… Accablé de honte, j’allai m’écrouler sur ma paillasse et m’endormis, en me traitant de tous les noms… "
Soldats dans les ruines de Roucy
Baba, le mameluck
Page 195 : " Baba, le mameluck de Mangin, avait près de 2 mètres de haut. C’était un personnage ; " le Nègre du Boucher ", disaient les poilus qui, les jours de cafard, et de hargne, et de rogne, l’associaient à son maître dans une commune exécration. Mais Baba savait parfaitement qu’il était un Noir et non pas un Nègre – différence essentielle ! – il avait de lui-même et de l’importance de son rôle une idée qui n’était pas mince. Autour de lui, les blancs ne manquaient pas d’ailleurs, de qui la bêtise, l’ivrognerie, la malpropreté, les comportements pitoyables ou ridicules ne fournissaient que trop au Noir des prétextes à les mépriser… "
Baba monte la garde
Pages 200 – 202 : " Il était, naturellement, dévoué corps et âme à son Maître – au service duquel il se trouvait depuis l’âge de 15 ans, et qu’il n’avait guère quitté, le suivant comme son ombre – son ombre noire – partout où il plantait sa tente.
S’il ne couchait pas – pas toujours du moins – en travers de sa porte, il couchait quelquefois – à Roucy, par exemple – en travers de la porte du placard aux provisions. J’ai relaté que nous nous couchions très tard, notre travail ne prenant fin que vers 1 heure du matin. A Roucy, précisément, pour gagner le galetas où nous passions nos 6 ou 7 heures de mauvais sommeil, il nous fallait traverser la cuisine… et passer devant le placard… qui attirait Laverdure avec une force irrésistible. Mais il s’agissait de ne pas attirer l’attention des cuisiniers… et de Baba, maître d’hôtel et premier valet de chambre, qui avait la responsabilité des vivres et des liquides !
" Est-ce qu’il dort, ce grand macaque ? " grommelait le caporal. Puis, avec mille précautions, il entrebâillait le placard, enfonçait son bras dans ses profondeurs obscures, et ramenait la carafe de vin blanc qu’il vidait en se dépêchant, avec des glouglous étouffés. Je saisissais l’occasion – je l’avoue à ma honte – pour chiper quelques dattes exquises. Mangin en voulait toujours sur sa table. Qu’on m’excuse, j’avais d’affreux tiraillements d’estomac et je me nourrissais fort mal à l’ordinaire insuffisant.
Quand le dormeur lui en laissait le loisir, Laverdure poussait plus loin ses investigations et s’attaquait aux liqueurs fortes. Mais, le plus souvent, mon Baba, qui ne sommeillait que d’un œil, s’agitait sur son matelas, sortait de l’amoncellement de couvertures, de cache-nez, de passe-montagnes sous lequel il s’ensevelissait frileusement le soir, en véritable fils des pays chauds, montrait ses yeux blancs, brandissait ses longues mains, plus pâles en dedans, et menaçait le caporal de toutes les foudres de Mangin. Penaud, celui-ci grimpait l’escalier qui montait à notre soupente ; bientôt tout rentrait dans l’ordre, et les ronflements d’Eugène Guyan reprenaient de plus belle. "
Baba sans peur
Pages 202 - 203 : " Baba, qui se moquait des balles, ne manifestait pas un goût très vif, au début de la campagne, pour les éclatements d’obus. Ça faisait beaucoup de bruit, des fumées qui sentaient mauvais, bref ça ne lui disait rien du tout… Alors Mangin trouva ceci :
Chaque jour après déjeuner, à Roucy, une batterie nous bombardait, ponctuellement. Nous nous mettions dans une cave, en attendant que ce soit fini ; et Baba n’était pas le dernier à s’y cacher. Mais, au fort du marmitage, la silhouette de l’aspirant de Garnier des Garets s’encadrait dans l’ouverture de la cave, en haut de l’escalier, et nous entendions :
" Baba ! Es-tu là, Baba ?
" Vui, grognait Baba, présent !
" Baba, le général te fait dire d’aller pousser ses volets. Le soleil le gêne. "
Et, naturellement, quand le général donnait un ordre à Baba : " Exécution ! immédiatement. "
Baba, docile, bien qu’un peu maugréant, sans doute, au commencement, allait pousser les volets, cependant que les marmites descendaient avec fracas. Peu à peu il s’habitua, s’aguerrit et ne prêta pas plus d’attention que son maître à ces " contingences ". La chambre du général occupait, au " Prieuré " de Roucy, le bout du bâtiment qui regardait vers Craonne, c’est-à-dire vers les lignes boches. On pouvait la voir, depuis ces lignes, comme on voit le nez au milieu de la figure. C’est bien pour cela qu’il l’avait prise, du reste, ce sacré bonhomme, ce dur à cuire ! "
Les prémices du printemps
Pages 212 - 214 : " Roucy (suite). "
"Une enveloppe de Fribourg m’apporte quelques lignes de ma petite amie. Elles ne sont pas datées ; le tampon de la poste suisse porte : 9-III-15. Elles arrivent avec la première matinée de printemps : l’air soudain tiédi ne garde plus, des bourrasques glacées d’hier et d’avant-hier, qu’une vague fraîcheur qu’il faut chercher à l’ombre. Partout où luit le soleil, des bourgeons pointent et des oiseaux pépient. Tout est si clair et si calme, on sent que la vie va déborder bientôt de toute la nature et que le vieux miracle du renouveau, de la résurrection, qui attendrit et dupe les âmes des hommes depuis des âges, va s’accomplir une fois de plus. Le silence qui régnait sur les champs tour à tour durcis par le gel, détrempés par la boue froide, couverts par la neige, ce silence s’émeut, frémit, traversé par des milliers de rumeurs et de voix rajeunies qui s’apprêtent à entonner l’hymne éternel.
Le soleil joue sur le paysage, éclaire parfois très nettement les maisons, les clochers des bourgades occupées par l’ennemi.
Un coup de gong brutal secoue le paysage confiant et l’âme qui s’alanguissait ; le canon continue à détruire et à tuer. Je tiens ta lettre dans mes doigts, ma petite enfant chérie, elle est un signe de vie, rien de plus : car je ne peux pas t’écrire davantage, dit-elle. Elle renferme pourtant à la fin une humble phrase, un appel timide et déchirant qui me touche au cœur : espérons que la guerre est proche de sa fin, et alors ç’aura été la dernière séparation, n’est-ce pas ?
Roucy à la fin de la guerre 14-18
L’avenir que tu implores, ô mon amour, je voudrais m’attarder aussi à le rêver, mais les détonations violentes m’en empêchent, qui maintenant se précipitent, hurlent à la mort sans interruption, insultant à la sereine joie que le ciel limpide déploie au-dessus des campagnes ; il est bon et salutaire, quand on se trouve sur le front, de n’avoir aucune espérance autre que celle de la victoire ; aucun amour autre que celui de la patrie. Le devoir exige de chacun de nous qu’il soit tout entier à la tâche présente. Il est illusoire, il est dangereux, quand on est encore en pleine lutte, de songer avec délectation et désir à des lendemains de Bonheur et de Paix. J’ai même tort de me souvenir de notre passé, mon aimée ; j’ai tort, car il faut tenir. C’est une lutte titanesque – et incompréhensible. Deux millions de jeunes hommes déjà tués jusqu’à présent (au minimum) – deux autres millions mutilés. De glorieuses cités détruites de fond en comble, des provinces ravagées, des populations affamées. Les camps de prisonniers avec leurs milliers, leurs millions d’hommes dont quelques-uns pourrissent sur de la paille vermineuse depuis les premiers jours d’août. Des mères, des pères, des épouses torturés, un amoncellement de ruines. C’est anéantissant. Notre génération était prédestinée. Nous mettrons notre honneur à être à la hauteur de cette tâche formidable – quoi qu’il en coûte. "
Le général Mangin et des soldats blessés.
L'engrais n'est pas cher cette année
Pages 214 - 215 : " 10 mai. – Chaleur orageuse. Le vent apporte jusqu’ici la puanteur atroce des cadavres qui pourrissent dans les fils de fer depuis le mois d’octobre. Ça nous reporte aux journées de la Marne, quand nous devions chercher un abri, parfois assez longtemps, pour pouvoir manger un morceau sans être incommodés par la pestilence, l’odeur de charogne qui nous poursuivait partout.
CIVILISATION !
Il me reste encore un peu d’eau de Cologne. Mais que penser des malheureux qui sont en première ligne, à vingt mètres des corps décomposés, en plein charnier ? Il parait que c’est blanc de muguet dans la vallée. L’engrais n’est pas cher cette année.
Des oiseaux s’éveillent dans les buissons, autour de moi, et ramagent comme si de rien n’était. Et là-bas, dans cet enfer, des hommes se battent corps à corps depuis quinze heures !
Cette nuit, les Boches se sont servis d’eustaches, dans les boyaux. Inutile d’ajouter qu’on n’a pas fait de prisonniers. La guerre des Carthaginois contre leurs mercenaires ayant déjà été appelée guerre inexpiable, je me demande quel nom on pourra donner à celle-ci. "
Départ de Roucy
Page 215 : "17 mai. 4e station. Fismes… "