(Editions Eugène Figuière. 1930.
Raymond Paul Ulrich Pelloutier est né à Paris le 25 juillet 1897 et mort à Nantes le 28 novembre 1956. Son père, Maurice Saint-Ange Léonce Pelloutier, employé à la préfecture de la Seine, est aussi poète, membre de la Sté Archéologique et Historique de Nantes et journaliste ; avec son frère Maurice, l’un des précurseurs du syndicalisme révolutionnaire, il a fondé la revue L’Ouvrier des deux mondes en 1897.
Raymond Pelloutier s’engage en juillet 1916, certainement au 131e R.I. d’Orléans. A la fin de l’année, il rejoint le front en Argonne, puis son régiment se déplace dans le secteur de Berry-au-Bac. C’est là qu’il connaît le « baptême du feu ».
Lors de l’offensive du 16 avril 1917, il est sur le front de l’Aisne, dans le secteur du Bois des Buttes, Craonne, Cote 108, sans préciser l’endroit exact.
De son passage à Roucy, lors d’un bombardement de l’artillerie française, il garde une impression inhabituelle : « Ce spectacle est si beau que nous en oublions la triste cause »
En mars 1918, il est à Guivry près de Noyon, quand il est fait prisonnier lors d’une offensive allemande. Il terminera la guerre au camp de Giessen (Hesse) en Allemagne.
Pages 9 – 10 :
« Nous faisons partie d’un contingent de volontaires, et alors que, selon notre espoir, nous aurions dû parvenir au front dans le courant du mois de juillet 1916, nous n’y fûmes dirigés que dans les derniers jours d’octobre. Ainsi, nous aurons mis plus de trois mois pour couvrir la distance qui sépare notre centre d’entraînement de la ligne du feu, dont nous ne sommes plus guère éloignés maintenant que de deux cents kilomètres environ. Et l’on criera après les lenteurs de la Justice ! Je suis bien persuadé que dame Thémis est encore plus expéditive que Bellone. Toutes ces promenades militaires ne répondent point aux promesses que l’on nous avait faites. Nous avons demandé à partir pour la guerre et l’on nous trimballe de cantonnement en cantonnement, et cela à notre grand désappointement, car nous avons le crâne plus bourré de glorieuses chimères et de généreuses illusions que notre ventre n’est rempli de bœuf et de haricots.. »
Pages 91 – 92 :
« Notre bataillon se dirige vers Ventelay, petit village situé non loin du front. Nous sommes tous heureux d’être de ceux qui sont sortis indemnes d’un « coup » si dur. Certains, parmi les plus anciens, supputent les chances qu’ils ont de s’en tirer désormais. Ils espèrent, en effet, que, pendant que nous serons à l’arrière, quelque évènement favorable surviendra, qui finira la guerre. Il y a si longtemps qu’elle dure ! Peut-être encore, auront-ils la bonne fortune d’être appelés à quelque poste, qui les mettra définitivement à l’abri du danger jusqu’à la cessation des hostilités. C’est le rêve des vétérans à qui la lutte commence à peser et qui redoutent, quoique ayant échappé jusqu’ici à tant de périls, de succomber à leur tour. Beaucoup se réjouissent à la pensée de revoir leurs femmes et leurs enfants. Mais le Destin, ce grand maître, a ses caprices, et sa main s’appesantit le plus souvent sur ceux-là mêmes qui avaient mis en lui tout leur espoir…
…/…
Un projectile est venu tomber au milieu d’un groupe composé d’une vingtaine de poilus de la deuxième section. Ce qui arrive alors est effroyable : presque tous sont tués ou grièvement blessés, trois ou quatre seulement en sont quittes pour une forte commotion. Fatum ! Les victimes, pour la plupart, sont ceux précisément qui, peu d’instants auparavant, se félicitaient d’avoir jusqu’ici trompé la mort. »
Pages 110 – 111 :
« … nous débarquons à Paris. Quelle singulière sensation nous produit la Capitale, après les longs mois que nous venons de passer dans les tranchées ! Nous nous y sentons dépaysés comme le seraient des sauvages arrivant tout droit des pampas. Nous déambulons sous les regards compatissants, mais plus souvent ironiques, que nous attirent nos vêtements, tant de fois souillés par la boue et délavés par la pluie qu’on n’en peut plus définir la couleur, nos gros godillots et notre air désorienté. »
Page 113 :
« Nos quelques jours de détente loin de cet enfer du front, sont empoisonnés par le spectacle qu’il nous est donné de voir ici. Une légitime indignation nous soulève devant ce scandaleux étalage d’un luxe indécent et de cette ruée vers les plaisirs malsains. De plus, il nous est facile de constater que l’enthousiasme dont bénéficiaient, au début du Grand Drame, ceux qui en sont les acteurs, a fait place à une indifférence qui frise le dédain. Les enrichis du jour, embusqués pour un grand nombre, oublient ou veulent oublier qu’ils doivent leur fortune au sang versé par leurs frères, et c’est presque de l’insolence que nous lisons dans leurs regards. »
Pages 115 - 116:
« Le train qui m’éloigne de la Capitale marche, me semble-t-il, avec une rapidité vertigineuse. Déjà près de Fismes ? C’est incroyable. Le trajet m’a paru si long à l’aller !... Les souvenirs heureux que j’emporte de ma trop courte permission m’assaillent sans répit : je me compare à un individu qui passerait sans transition de l’opulence à la misère, et je crains que la réadaptation ne me soit pénible. Cette fois, j’ai le cafard dans toute la force du terme. Je crois que mon état général est en partie responsable de cet abattement dont je ne suis pas coutumier, car je me sens bien moins vigoureux qu’à l’époque de mon incorporation. Bah ! tous ces papillons noirs s’envoleront vite quand je me retrouverai à l’avant. Quelle ambiance y règne-t-il donc, qui me rende plus insouciant qu’à l’arrière même ? Ai-je une faculté spéciale d’adaptation ? Non, car bon nombre de mes camarades jouissent du même privilège qui est pour nous comme une grâce d’état… »
Pages 118 - 119 :
« En arrivant sur la hauteur de Roucy, une vision grandiose s’offre à nos regards. Le bombardement que vient de déclencher notre artillerie illumine le ciel, tandis que dans le lointain des fusées blanches, vertes et rouges, s’élèvent de toutes parts, donnant l’impression de quelque gigantesque feu d’artifice. Ce spectacle est si beau que nous en oublions la triste cause. Mais nous reprenons vite pied dans la réalité et constatons avec mélancolie que notre secteur n’a pas l’air bien tranquille. Pour un retour de permission ce n’est pas très réussi. Heureusement que toute une nuit nous sépare du moment où il faudra rallier notre compagnie : c’est toujours quelques heures de gagnées. Que ne suis-je encore à attendre le train pour Paris ! »
Pages 130 - 131 :
« Nous venons de regagner notre secteur en face de Juvencourt.
Voilà plus de trois mois que nous l’occupons avec des intervalles de repos. C’est maintenant un coin tranquille, tous les efforts des Allemands portant sur le plateau de Craonne, qui subit de si effroyables bombardements, que l’on croirait assister à l’éruption d’un volcan.
Autour de moi, sans cesse de nouveaux visages, ceux-ci remplaçant ceux-là. Seules, quelques têtes me rappellent mon arrivée au front : celles de poilus partis au début de la guerre, de ceux qui ont tant de fois affronté le trépas qu’ils ont dû finir par le décourager. Mais pour quelques épargnés, combien de victimes ! Que de liens de sympathie ou d’amitié tranchés par le Destin ! Chovet est mort, Rousseau aussi, et que d’autres ! Ils dorment leur dernier sommeil au sein de cette terre désolée qu’ils ont arrosée de leur sang, et qu’ils engraisseront de leur dépouille ; infimes parcelles du Grand Tout, petites flammes vacillantes qu’un souffle de la Mort a éteintes, holocaustes inutiles de cet inutile massacre que fut la Grande Offensive. »